L’observateur attentif sinon engagé de notre monde chaotique ne peut que s’étonner des contradictions qui s’étalent sous ses yeux : une quantité démesurée de moyens de savoir, de comprendre et d’agir face à une multitude de problèmes graves et urgents qui affectent la majeure partie de la population mondiale.
Les moyens sont en effet considérables entre, d’une part, les milliers de milliards de dollars que détiennent les fonds dits souverains, les milliers de milliards de dollars de capitaux flottants, les milliers de milliards de dollars dont les banques centrales inondent les diverses économies pour les relancer ou les fluidifier et, d’autre part, les diverses technologies qui révolutionnent la production, l’enseignement, la vie quotidienne, les communications, etc.
En regard, les tragédies humaines demeurent scandaleuses, qu’elles affectent la santé (épidémie Ebola), le logement, l’accès à l’eau ou à la nourriture, les conflits armés (Irak, Syrie, Sahel…), le terrorisme, etc.
Ne pouvons-nous donc rien faire ou si peu de choses pour traiter ces questions ? Serions-nous condamnés à l’inefficacité ? Cette impuissance – car telle est bien la réalité – de la communauté internationale et des pouvoirs publics à sortir de la crise financière et économique, à sortir de conflits éternels (entre Israël et la Palestine), à sortir tout simplement du marasme, à quoi est-elle due ?
Nous ne croyons certes pas au monde des bisounours, à l’angélisme humain et à la grande fraternité, mais ne sommes-nous pas en train de faire marche arrière et de revenir à des temps anciens où l’homme ne maîtrisait rien et subissait son destin ?
Nous avions pourtant cru, avec les Lumières, avec la « raison », surtout avec le progrès et la connaissance de l’univers, ne plus être des marionnettes mais les « acteurs » de notre histoire, certes soumis aux circonstances, mais capables d’influencer son cours et d’œuvrer pour l’amélioration continue de la condition humaine. A l’affirmation initiale des Ecritures : « In principio erat Verbum » – Au commencement était le Verbe… », Goethe avait fait dire dans son Faust : « Am Anfang war die Tat » – Au commencement était l’Action ». Ainsi, à deux mille ans d’écart, la pensée et l’action étaient également convoquées pour donner leur sens aux activités humaines. Qu’elles fussent opposées ou complémentaires – l’alpha et l’omega -, ces visions du monde n’en revendiquaient pas moins chacune un des moteurs de la dynamique des hommes ; et discutant de l’une et de l’autre, – arguments philosophiques ou actions guerrières -, le monde dans son ensemble a progressé.
On aurait pu croire, avec le XXIe siècle ultramoderne, que nous étions mieux équipés que jamais pour penser l’avenir et engager l’action. Il n’en est rien. Ni opposition ni complémentarité : le « vide stratégique ». L’action est en panne et la pensée absente. Les sociétés, désertées par les idéologies, sont désorientées et subissent les lois du seul marché et, à l’extrême, des violences. Sans boussole, l’action devient excessive ou secondaire, en tout cas déraisonnable.
Il semble que cette soudaine et fantastique débauche de technologies fasse de chacun de nous, à contre-courant de l’histoire, des apprentis sorciers, ramenés à leur singularité individuelle et revenus à d’antiques formes d’impuissance collective ? Ne serions-nous pas, selon Alain Minc dans son dernier ouvrage (Le mal français n’est plus ce qu’il était, Grasset, 2014), « d’une certaine façon, revenus, en termes de construction de la société, au degré zéro » ?
C’est cette problématique que je vous propose d’explorer, d’un strict point de vue stratégique – la capacité d’action et son niveau d’efficacité – au fil des prochains mois dans une sorte de « feuilleton stratégique » qui retracera, de façon sommaire, les grandes tendances de nos péripéties collectives. Pour simplifier encore le propos, nous resterons, pour ce faire, dans ce qu’on appelle improprement l’Occident, c’est-à-dire au cœur de ce qui a constitué et nourri la civilisation de la partie européenne de l’humanité, même si cette civilisation s’est aujourd’hui considérablement mondialisée et sert de référence universelle.
Ce « degré zéro » que dénonce Alain Minc signifierait que, toutes choses égales par ailleurs, nous n’aurions rien appris de l’histoire et qu’il nous faudrait tirer un trait sur des siècles d’apprentissage socio-politique ; en matière d’organisation et de constitution des sociétés, nous devrions en somme remettre l’ouvrage sur le métier. L’incapacité de nos sociétés à agir efficacement nous renverrait alors aux premiers âges, ceux de l’individu face au destin, sans autres armes dans une nature hostile que de jouer son va-tout et de s’élever au rang d’acteur héroïque d’une histoire tragique. Entre ces premiers âges, où les hommes qui faisaient l’histoire étaient ses héros, et notre époque – dite post-moderne – des individus-rois, quel a été notre « parcours » stratégique ? C’est ce cheminement dont nous allons examiner les étapes principales.
La première sera celle du « temps des héros », très longue période où, en l’absence de connaissances, l’action collective pourtant si indispensable à la survie de la société, était guidée par le hasard des circonstances d’une part, par l’intelligence et le courage des « stratèges » d’autre part, ceux que leurs qualités avaient désigné pour « conduire les foules », selon l’étymologie du terme stratège.
Une deuxième étape s’est dessinée à la fin du moyen âge lorsque les révolutions scientifique et religieuse couplées à la découverte d’un nouveau monde ont bouleversé les relations des hommes entre eux, avec le Ciel et avec le monde. Cette révolution a donné naissance à des mécanismes que l’on a appelé « stratégie » au milieu du XVIIIe siècle et qui ont permis d’aborder une troisième étape.
Ce fut le « temps des organisations », à commencer par l’Etat-nation, puis les armées permanentes, les systèmes politiques avec leurs Partis, les syndicats, les diverses sociétés au premier rang desquelles se situent les entreprises. Cette époque récente est celle que l’on appelle couramment les « temps modernes ». Après le triomphe des organisations – Ford, « le Parti », l’US Army…-, puis leurs échecs tout aussi considérables et le gel de la guerre froide, vint le temps de la « déconstruction » à partir des années 1960.
Ce que nous appelons « crise » aujourd’hui et qui touche tous les secteurs des activités humaines, donc la stratégie et les modèles qui l’accompagnent, correspond à ce « détricotage » d’un système de civilisation ; elle constitue la quatrième étape du processus historique.
L’accélération de l’histoire et la confusion des genres nous laissent toutefois entrevoir l’étape suivante, le « temps des individus », dans laquelle nous sommes déjà entrés par effraction et que, pour cette raison, nous abordons sans préparation, avec hésitation, inquiétude et, pour beaucoup, avec crainte.
Cette peur d’un avenir qu’il faudrait construire sur des bases renouvelées et souvent inattendues explique la procrastination ambiante. Elle nous paraît pourtant injustifiée tant sont immenses les ressources – humaines et matérielles – qui devraient nous permettre de faire progresser encore « la civilisation ». Ce qu’il nous manque sans doute, c’est un horizon, cette ligne imaginaire et pourtant visible vers laquelle fixer un cap. Mus par de vieux réflexes, certains attendent à nouveau d’un Homme providentiel qu’il vienne, tel un messie, nous indiquer la « voie » et nous conduire sur le « chemin ». Alors que ce « temps des individus » que nous avons conquis de haute lutte est justement celui où la démocratie pourra enfin s’exercer et où ce seront aux individus eux-mêmes de choisir et de définir leur projet collectif.
S’il devait revenir, le « temps des stratèges » ne serait jamais que celui du hasard et des héros. Le temps de la stratégie devrait être celui des sociétés démocratiques.
Eric de La Maisonneuve
Novembre 2014
(à suivre : « le temps des héros » – décembre 2014)