La révolution des « temps modernes »
La densité des inventions, découvertes et événements à partir des années 1450 est tout à fait exceptionnelle et unique dans les annales de l’humanité : dans l’espace de quelques décennies, tout dans l’ordre politique, religieux, artistique, technique, géographique et scientifique s’est trouvé bouleversé.
Au cœur de cette double révolution scientifique puis religieuse : d’abord l’affirmation par Nicolas Copernic de la « rotondité » de la terre ; ensuite la « protestation » de Martin Luther envers les pratiques ecclésiales. Ces deux chocs de culture vont faire exploser l’unité de pensée ainsi que la plupart des certitudes traditionnelles. Ils provoquent deux séries de changement : par le haut, avec la distinction (avant leur future séparation) entre pouvoir spirituel et pouvoir temporel, conférant à celui-ci, avec son autorité propre, une marge de manœuvre et donc de choix ; par le bas, en déclenchant l’émergence puis la production de moyens techniques militaires (arme à feu) et médiatiques (imprimerie) qui vont venir concrétiser les capacités d’action du pouvoir politique.
Cette double révolution se veut d’abord comme une contestation des dogmes existants et des idées reçues avant de devenir la matrice d’une nouvelle organisation du monde et des sociétés. C’est à proprement parler une « Renaissance » qui veut conjuguer les mérites de l’ordre classique – gréco-romain – et les nouvelles découvertes. Il n’y a à cette époque ni volonté de désenchantement – la religion reste fondamentale – ni tentative de déconstruction.
Bien au contraire : avec l’idée de progrès, ces révolutions sont à l’origine plus ou moins lointaine, d’une part, de la révolution industrielle qui, à partir de la fin du XVIIIe siècle, va faire exploser le niveau de vie, multiplié par vingt depuis cette époque alors qu’il avait stagné dans les vingt siècles précédents ; d’autre part, de la révolution politique qui, par crises successives, va accoucher des régimes démocratiques, bases inévitables des libertés humaines.
Pour s’en tenir au domaine stratégique, on voit naître à partir du milieu du XVe siècle, d’une part les outils, d’autre part les organisations qui vont alimenter cette « renaissance » et constituer les fondements du mécanisme stratégique moderne.
Les outils stratégiques
Le premier d’entre eux est sans aucun doute l’arme à feu. La bombarde, inventée par les Suédois (et les Ecossais) est déjà ancienne mais l’association fonte + poudre va donner naissance à l’arme à feu – canon et arquebuse, capables pour l’un d’abattre les forteresses médiévales, emblèmes du féodalisme, pour les deux de tuer à distance, obligeant à renouveler la tactique. Les canons employés en « artillerie » groupée vont compléter les armes traditionnelles (infanterie, cavalerie), et par leur effet de masse destructeur venir à bout de celles-ci dans des batailles « décisives » (Castillon en 1453 clôt la guerre de Cent ans, Constantinople est prise par les Turcs la même année), contribuant à démanteler le système féodal (guerres d’Italie dès 1494). Ainsi les deux arguments militaires classiques – le refuge du château-fort et la bravoure du chevalier – sont-ils remis en cause ; les modalités comme les enjeux de la guerre en seront modifiés. On atteint à l’idéal militaire selon Machiavel : la légion romaine plus les canons.
Le deuxième outil stratégique est l’imprimerie. L’invention du mayençais Gutenberg date des années 1450 et permet de diffuser à plusieurs milliers d’exemplaires « le Livre saint» que représente la Bible mais aussi une vingtaine de millions d’ouvrages en cinquante ans, une véritable révolution pour la culture et l’accès au savoir. Ce qui fait que les protestations de Martin Luther en 1517, fondées sur le dogme biblique et dénonçant les corruptions ecclésiales, connaissent une diffusion de best-seller (300 000 exemplaires). La Réforme nait de ce contexte et déclenche les guerres de religion qui vont enflammer l’Europe chrétienne jusqu’à la fin de l’horrible guerre de Trente ans et la signature des Traités de Westphalie (1648). Le pouvoir politique n’aura de cesse que de chercher à contrôler les imprimeurs et de censurer les livres, mais il n’y parviendra qu’incomplètement : l’imprimerie sera le vecteur de la diffusion des idées, donc de la critique et de la contestation, en même temps qu’un moyen de renouvellement et d’extension de la « communication ».
D’autres outils vont contribuer à changer les conditions de l’action : la boussole et le gouvernail qui permettent de s’affranchir du cabotage et de se lancer en mer à la découverte des terres inconnues. Après l’échec des Croisades, les grandes découvertes seront les premières tentatives de mondialisation, à base d’échanges commerciaux, puis de conquêtes militaires et de prosélytisme culturel et religieux.
La nécessité des organisations
De tels outils – aussi puissants que novateurs – doivent, d’abord bénéficier de capitaux importants pour être exploitables, ensuite être monopolisés par le pouvoir pour ne pas tomber dans d’autres mains. L’Etat et le capitalisme y trouveront leurs fondements.
C’est ainsi que sont créés l’artillerie royale et les arsenaux. Avec la constitution des « quatre vieilles », – les premières compagnies d’infanterie professionnelles -, une armée permanente prend naissance, alors que pendant toute la période féodale l’ost était convoqué une à deux fois par an, regroupant les seuls volontaires qui avaient les ressources de financer leur harnachement et leur lance. Les régiments, sur le modèle espagnol, viendront plus tard, à partir des « gardes » des principaux personnages du royaume : mousquetaires du Roi, dragons du Cardinal…
Cette armée permanente doit être financée par le « contribuable » car la cassette royale n’y suffit pas ; les soldats – nouveaux servants des armes techniques – doivent être recrutés, soldés, logés, habillés, instruits, encadrés et entraînés, ce qui suppose des casernements et une administration pour gérer l’ensemble. A elles seules, ces deux exigences – fiscale et militaire – vont conduire à constituer les bases de l’Etat moderne ; elles seront consolidées plus tard par les théoriciens de la science politique qui justifieront la prééminence de l’Etat par sa capacité à assurer la « sécurité » (Hobbes – Le Léviathan). En France, Sully puis Richelieu en seront les premiers architectes.
Mais on ne part pas de rien : d’abord l’Empire romain avait été un modèle d’organisation, régi par le droit, dont les archives décrivent les mécanismes et soulignent les avantages ; et même si dix siècles séparent de sa chute, on en a toujours la nostalgie ; ensuite l’Eglise catholique, dont l’institution s’est construite sur le vide impérial, représente une autre forme de modèle organisationnel et il n’est pas innocent qu’en France ce soient deux cardinaux – Richelieu et Mazarin – qui aient été parmi les principaux bâtisseurs de l’administration. Les techniques, par leur coût de développement et par les capacités qu’elle font émerger, obligent le pouvoir politique à les maîtriser en créant sous son autorité directe les organisations nécessaires à leur gestion. Celles-ci vont se heurter à « l’ordre social » féodal dans des luttes féroces (la Fronde) qui entraîneront un renforcement du pouvoir jusqu’à l’absolutisme royal dans les principaux pays européens.
Le verbe et l’action : Machiavel
Au seuil d’une évolution qui commence à contester la prééminence du verbe telle qu’elle est affirmée par la Bible au profit de l’action, Nicolas Machiavel tient une place essentielle. Observateur des guerres d’Italie et conscient de la supériorité des canons sur le mille-feuilles féodal, il n’aura de cesse de conseiller au Prince d’être réaliste et de se doter des outils militaires modernes. Pour lui, une bonne organisation militaire est le fondement de tout Etat.
Tout en ignorant son Art de la guerre, Machiavel est l’héritier de Sun Zu, le stratège chinois des Royaumes combattants dont l’œuvre ne sera traduite en France qu’au milieu du XVIIIe siècle. Celui-ci y décrit la stratégie comme « la méthode rationnelle pour l’utilisation optimale des moyens au service d’objectifs concrets limités ». On sait depuis le Ve siècle avant notre ère, en Grèce comme en Chine, que la clef de l’action se trouve dans la relation entre la fin et les moyens. Pratiquement inexistante faute de « savoir » et d’autonomie humaine, cette relation va pouvoir commencer de s’installer avec Machiavel, le premier grand théoricien de la stratégie de l’époque moderne.
Dans la tradition de Sun Zu, Nicolas Machiavel se situe en amont de l’action et cherche à réconcilier la fin et les moyens : « parler c’est commencer de faire, agir c’est continuer à dire ». Charles de Gaulle en sera un des plus illustres praticiens : « Je ne parle pas pour ne rien faire… » S’agissant de la guerre, cela signifie que son « art » ne se situe pas « hors sol » et qu’il ne peut être dissocié de l’état politique, économique et moral de la société. Les chefs militaires, quels qu’ils soient, ne sont que les représentants , à un moment donné, des aspirations collectives, et ceux qui négligeraient de les prendre en compte seront condamnés à échouer. Une véritable révolution stratégique est en marche ; ses acteurs les plus fameux seront Frédéric II et Bonaparte.
Eric de La Maisonneuve
(à suivre : le mécanisme stratégique – mars 2015)