La montée aux extrêmes ou le « tout stratégique »
Au tournant du XXe siècle, les organisations se sont solidement installées au cœur du pouvoir. Mais elles ont hérité deux caractéristiques du système précédent et des Lumières qui les poussent aux excès : la verticalité et l’idéologie. Chacune d’entre elles croit détenir la vérité ou au pire la servir. Chacune d’entre elles est hiérarchisée au point de concentrer tous les pouvoirs aux mains d’un seul homme. L’incarnation d’une idéologie à travers un homme servi par une organisation, telle est la dynamique explosive qui va provoquer les éruptions de violence du XXe siècle.
Les organisations au service des idéologies vont provoquer puis encadrer les conflits entre capitalisme et socialisme, entre démocratie et totalitarisme, et finir par déstabiliser et faire sombrer les « empires ». Elles s’appuient sur des philosophies de la rationalité, une pensée stratégique systématique, une vision romantique du monde et, surtout, un progrès technique aussi incessant qu’inédit. Lénine résume parfaitement cette équation : « les soviets plus l’électricité ».
Ces conflits vont dégénérer au niveau mondial, à cause et grâce à l’emprise des organisations politiques et militaires, soutenues par des systèmes économiques et des industries d’armement intégrés. Les deux guerres mondiales sont des conflits d’organisations « impériales » poussées aux extrêmes, donc aux excès. Si la violence collective est probablement l’action la plus difficile à organiser, on peut dire que le XXe siècle a atteint un apogée stratégique et a parfaitement réussi à cet égard.
L’inspirateur de ces systèmes de guerre générale est Karl von Clausewitz ; il a analysé (Vom Kriege) et poussé la logique de guerre à l’extrême, révélant ses liens étroits avec la politique – la guerre est la continuation de la politique par d’autres moyens – et sa dépendance des forces économiques et démographiques. De la guerre pour des territoires ou des biens, on est passé à la guerre pour des idées ; de l’adversité classique mesurée à la haine idéologique sans merci. Clausewitz a ainsi conduit (sans doute involontairement) au « tout stratégique » qui a marqué le monde au fer rouge de 1914 à 1989 et entraîné trois guerres mondiales, les deux premières dévastatrices (100 millions de morts au moins) et la troisième terrorisante (la peur nucléaire et la redistribution des formes de la guerre par le « contournement » et la subversion).
Avec de tels concepts globaux et donc « simplistes », la stratégie a atteint des sommets d’efficacité, affichant ouvertement son cynisme et son indifférence à toute morale, affirmant notamment que « la fin justifie le moyens ».
Le trio des « organisations »
Trois types d’organisation ont concouru à cette apothéose de la violence : le « parti », l’armée et l’entreprise.
Le « parti » tout d’abord : organisé comme une église, avec ses croyances, son clergé et ses fidèles, c’est une institution à laquelle on appartient et qu’on ne peut quitter que par la déchéance ou la mort. On n’échappe pas au parti car le parti pourvoit à tout, c’est une famille d’accueil en même temps qu’un cadre idéologique et matériel ; en échange il exige une adhésion totale et sans restrictions de tous ses membres. Etant « unique », le parti marche comme un seul homme et ne souffre aucune contestation. C’est un « moyen » exceptionnel pour l’action car il mobilise d’emblée toutes les ressources matérielles, financières et humaines. Les partis communistes sont emblématiques de ce modèle. Le XXe siècle a vu naître ce type d’organisations politiques dans les systèmes totalitaires et, malgré l’échec général de ces régimes, ils se maintiennent encore aujourd’hui dans quelques pays « autoritaires ».
L’armée ensuite. Jamais, dans l’histoire humaine, les systèmes militaires n’ont été aussi perfectionnés et puissants que de 1880 à 1970. Certes, les armées perses, grecques, romaines et autres, furent de formidables outils de conquête, mais les armées allemandes, soviétique, japonaise et américaine les surpassent en puissance et en organisation. Ce sont elles qui ont permis que les conflits se soient étendus au monde entier et que leurs phases opérationnelles aient duré si longtemps. Leur niveau d’intégration et d’entraînement étaient tels que des soldats de certaines armées continuèrent de combattre après que le cessez-le-feu eut été ordonné. Leur masse était telle qu’on peut comptabiliser une vingtaine de millions de combattants au plus fort du second conflit mondial. Malgré la concentration des capacités et les progrès des armements, les armées contemporaines sont sans commune mesure avec leurs redoutables devancières et, en tout cas, incapables d’engager des opérations aussi considérables que le débarquement de Normandie ou la guerre du Pacifique.
L’entreprise enfin. La convergence des effets du capitalisme et du progrès technique va permettre, avant la fin du XIXe siècle, de créer, aux Etats-Unis et dans une moindre mesure en Europe, des entreprises de taille mondiale, capables de produire et d’exporter des objets de toutes sortes en grande quantité. C’est l’industrie mécanique qui en profita le plus et, hormis le textile, la production d’armements. « En cinq ans (1940-1945), les Etats-Unis fabriquent près de 300 000 avions, 86 000 chars, 8 millions de tonnes de navires de guerre ; alors que l’Allemagne produit 40 000 avions et 19 000 chars en 1944. »1 Mais on pourrait citer le cas d’IBM mettant toute sa capacité de calcul à la fabrication de la première bombe atomique, celui de General Motors dont on disait que sa santé reflétait l’état économique des Etats-Unis, ou encore celui des oligopoles bancaires américains dont le laxisme a provoqué la faillite du système économique.
En réalité, ces trois « outils » réunis ont imposé leur loi aux grands Etats du XXe siècle, en ont fait des « puissances » et leur ont imposé leur mode stratégique implacable.
Guerre totale et crise générale
Les rivalités propres aux empires qui se partageaient le monde tout autant que les nationalismes qui en sapaient les fondements, attisées par la conjonction des forces du trio des organisations, ont fait trébucher les relations internationales alors même qu’une nouvelle mondialisation battait son plein. A partir d’un fait divers, l’escalade diplomatique se soumit aux systèmes de forces qui régentaient en sous-main les grandes puissances. Une fois déclarée selon les usages en vigueur, la guerre devait entrer dans l’engrenages des organisations et s’affranchir de toutes les autres règles, si difficilement élaborées dans les siècles précédents.
Ce qui devait durer une journée dans un champ clos, comme à Azincourt ou à Fontenoy, et qu’on appelle « la bataille », s’allongea dans l’espace – le front – et dans le temps : plus de quatre ans de combats incessants entre septembre 1914 et novembre 1918 pour la première guerre mondiale. Le cadre espace-temps de la guerre, en réalité les règles du théâtre classique d’unité de temps et de lieu, venait de voler en éclats. Il suffit alors de supprimer la « définition » de l’adversaire pour que la guerre devienne « hors normes ». La stratégie militaire, telle qu’elle avait été conçue comme matrice et modèle de l’action collective, se transformait dès lors en théorie des affrontements, quels qu’ils fussent.
La conséquence la plus importante est la « transformation » de l’adversaire en ennemi. Si l’adversité peut changer de camp au gré des circonstances et des intérêts, l’inimitié, elle, est définitive, car fondée sur des croyances : l’hostilité s’y transforme en haine, et suggère la négation de l’Autre en tant que partenaire et envisage sa « disparition ». La guerre devient alors totale car elle monopolise toutes les ressources ; mais aussi globale car elle étend son champ à tous les domaines d’activité humaine. L’issue du conflit ne peut dès lors plus se satisfaire d’un traité de paix ; elle exige la reddition sans conditions du vaincu, ce qui fut le cas pour l’Allemagne nazie et pour l’Empire du Soleil levant.
De la même façon et dans l’exact intervalle des deux guerres mondiales, la crise de 1929 traduit l’apoplexie d’un système économique et surtout financier poussé à l’incandescence. Comme dans la nature – diplodocus et mammouth -, le « too big » dépasse un jour le seuil d’équilibre, devient incontrôlable et de ce fait incapable de s’adapter aux changements que nécessite la situation ; le désordre ainsi provoqué est difficilement réparable. Seules la guerre ou une révolution systémique permettent de sortir d’un tel engrenage critique. Les mêmes causes – un système bancaire incontrôlé et surdimensionné – ont produit les mêmes effets dans le même pays en 2008 ; par contagion, ils ont déclenché une crise générale dont le monde peine à se remettre huit ans plus tard.
L’échec et la fin de la guerre « classique »
Le bilan guerrier du XXe siècle est dramatique. Non seulement les pertes humaines civiles et militaires furent colossales, mais la plupart des protagonistes (à l’exception des Etats-Unis) en sortirent très affaiblis, voire ruinés. Certes, les guerres mondiales ont redistribué une partie des cartes, confortant l’Amérique mais écartant l’Europe, séparant le monde en « blocs » et, surtout, par le fait nucléaire, faisant sortir la guerre de la boîte dans laquelle on avait tant œuvré pour la contenir – le jus ad bellum comme le jus in bello. Et, depuis lors, jamais ce diable n’est rentré dans sa boîte…Non seulement la guerre avait échoué à résoudre les rivalités et à obtenir la paix, mais elle s’était « métastasée » à tous les secteurs d’activité, l’économie d’abord, l’information ensuite.
Poussées au bout de leur logique, les organisations ont déclenché une série de phénomènes extrêmes, entremêlés et explosifs qu’aucun système politique n’est plus en mesure de maîtriser et qui reviennent en boomerang vers leurs protagonistes. Croyant pouvoir sortir de ce cercle vicieux par le haut, les puissances et notamment les Etats-Unis – big is beautiful – ont voulu renforcer encore le modèle organisationnel en créant la mère des organisations avec le système des Nations unies (le « machin » selon de Gaulle), chargé de coiffer et de réguler les relations internationales ; on connaît son efficacité en matière de sécurité. Les entreprises ont suivi le même chemin vers le gigantisme et en se mondialisant ; les grands conglomérats des années 1950 et 60 ont été remplacés par les GAFA – Google, Amazon, Facebook, Apple, de notre époque.
Pour finir, le système organisationnel a théorisé sa démarche ; le management (qui regroupe en français les termes de direction, commandement, gestion, organisation) est devenue la « science » la plus enseignée de notre époque dans les universités et les écoles dédiées ; plurivalente et omniprésente, elle s’est parée des habits de la stratégie, réduisant celle-ci à la seule étude des « moyens ». Avec ses écoles, son expérience historique et ses « bastions », ce système est finalement LE grand ordonnateur du XXe siècle, celui qui, initialement au service des idéologies, a fini par les vaincre et à les marginaliser. Les « organisations », toutes-puissantes, ont fait entrer la stratégie dans l’« ère des moyens » ou de la demande, celle de la seule croissance et du consumérisme, celle aussi de la « fin du politique ».