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Du hasard à l’impuissance, une histoire sommaire de l’action stratégique (7)

La déconstruction

Comme nous l’avons évoqué précédemment (voir chapitre 5), le temps des organisations a été simultanément celui des idéologies et des dogmatismes. Après un XIXe siècle romantique, libéral et individualiste, le XXe siècle a été celui des « systèmes » fondés sur des théories radicales prônant les rapports de forces (guerres nationales, lutte des classes, mercantilisme…), l’étatisme, le collectivisme. Parmi les principes des Lumières, la liberté (individuelle) était sacrifiée à l’égalité (en fait le nivellement), et la fraternité cédait le pas à la « camaraderie ».
Mais, dans le même temps et dès la fin du XIXe siècle, s’amorça un puissant courant de contestation et d’opposition aux « ordres établis », qu’ils fussent anciens ou nouveaux, courant amplifié par le démembrement des empires, les désastres des guerres mondiales ou la déroute des idéologies. Ce mouvement, toujours en cours, est celui de la « déconstruction ».
Comme toujours dans l’histoire, les idées précèdent les faits et celle de déconstruction philosophique, initiée par Frédéric Nietzsche, viendra finalement à bout des conceptions politiques ; nous y sommes. Parallèlement aux philosophies constructivistes (comme le positivisme d’Auguste Comte) qui accompagnent le progrès, le courant nihiliste fustige l’asservissement de l’Homme et veut le libérer des « idoles » et des chaînes dans lesquelles l’histoire, la société et sa propre soumission ont fini par l’enfermer. Les héritiers de Nietzsche ont occupé en force les chaires de philosophie, les grands maîtres de l’école française animée par Foucault, Deleuze, Derrida et d’autres ont dominé la philosophie mondiale ; leurs disciples s’acharnent à démonter ce qu’il reste d’un soi-disant « ordre intellectuel » ; ils ont réellement « fait du passé table rase ». Cette déconstruction philosophique est ravageuse car, aussi justifiée soit-elle au titre de la respiration intellectuelle, elle démolit tout et contribue à désenchanter un monde où « rien ne vaut rien », à le vider de sa substance et à le rendre désespérant. La force de ce courant est telle qu’elle interdit de fait toute renaissance intellectuelle et idéologique.
Le domaine où cette déconstruction est la plus visible est celui de l’art avec ses multiples révolutions, le cubisme pour la peinture, le surréalisme pour la littérature, le dodécaphonisme de Schönberg pour la musique, etc. Tout y est disloqué, à commencer par le corps humain…L’Art poétique de Nicolas Boileau et la notion du « beau » volent en éclats.
La déconstruction religieuse – l’anticléricalisme surtout – a occupé le tournant du XXe siècle et a fait florès, en France notamment avec la loi de 1905 de séparation de l’Eglise et de l’Etat, mais aussi dans l’Europe du sud en voie de déchristianisation dans la seconde moitié du XXe siècle. Pour l’instant, on ne voit pas ce qui pourrait combler le vide spirituel ainsi provoqué, sauf à considérer les dérives sectaires ou la mode des gourous, des « coachs », etc. comme satisfaisantes à cet égard.
La déconstruction sociale n’est pas en reste, appuyée sur mai 68 et ses slogans racoleurs, libertaires et individualistes. Elle s’érige d’abord contre l’Etat et ses interdits, contre le système social et ses conventions. Elle s’appuie aussi sur des mouvements peu contestables, comme le féminisme, pour évacuer un « ordre social » archaïque et profondément injuste. Elle a touché de plein fouet la famille, cellule de base de la société, notamment par la facilitation du divorce, et la constitution de formules « à la carte » ; le carcan social, celui du Code civil, est ainsi largement desserré.
Dans l’ordre politique, la déconstruction a été plus lente et ne se révèle qu’en ce début de XXIe siècle, à la faveur des circonstances. Le système politique, assis sur sa légitimité et consolidé par des constructions aussi anciennes que la nation, a paru longtemps inamovible. Il a néanmoins finit par céder à l’ambiance du temps car, d’une part il a vu ses prérogatives nationales largement amputées par les effets conjoints de la mondialisation et de la superstructure européenne, d’autre part il a perdu son emprise sur la société pour toutes les raisons philosophiques et sociales évoquées ci-dessus. Si l’Etat garde encore une grande partie de ses capacités à faire fonctionner la société, en revanche les partis et le personnel politique ont perdu toute crédibilité et s’agitent vainement. Soit qu’ils se consacrent uniquement à des ambitions électorales en sacrifiant la recherche de projets de société, soit qu’ils ne proposent que des réponses techniques à des questions politiques. Pour le pire, ils abandonnent ainsi un espace considérable de la démocratie aux mouvements populistes et à la démagogie ; pour le meilleur, ils obligent la société civile à se constituer sur les ruines du « système ».
Dans l’ordre économique enfin, la troisième révolution industrielle, au contraire des deux premières qui intervenaient sur un terrain vierge, a pour effet de remettre en cause toute l’organisation accumulée depuis deux siècles et ce avec une fulgurance profondément destructrice. Aucune entreprise qui n’aurait pas entièrement repensé son métier, ses structures et ses modes de fonctionnement, ne peut résister au tsunami numérique. Face à une telle exigence de changement, ni l’Etat ni les organismes dédiés ne disposent des recettes qui leur permettraient de faire évoluer le système économique ; le protectionnisme, en isolant du courant mondial, conduirait à l’asphyxie, par la mort des entreprises et la fuite des capitaux.

Le vide stratégique

Cette déconstruction généralisée a été en partie provoquée, accompagnée et surtout accélérée par les excès et les échecs de « la guerre ».
L’effroyable carnage de la première guerre mondiale a déclenché un mouvement pacifiste et antimilitariste de même ampleur, le refus de la guerre des uns étant une opportunité exceptionnelle de la déclencher pour les autres. La dissuasion nucléaire est allée dans le même sens avec les mêmes effets, visibles aujourd’hui, où l’empêchement de l’escalade conflictuelle (du classique au nucléaire) conduit au contournement de la guerre par d’autres moyens. Cette forme de déconstruction de la guerre classique a entraîné une « métamorphose de la violence » qui s’exprime, en particulier, par le terrorisme.
Mais une des conséquences majeures des deux guerres mondiales et de la guerre froide consiste dans la déconstruction géopolitique du monde, par la dissolution ou l’effondrement des empires d’abord, par l’instauration d’une tour de Babel de deux cents nations ensuite. Ce monde nouveau se trouve désarticulé en groupes multiples, régionaux, économiques et culturels. Sans leadership, il est désorienté et abandonné aux dictateurs, ou à l’anarchie pour les « Etats faillis ».
En ce début de XXIe siècle, quel que soit le domaine d’intérêt, la déconstruction est partout à l’œuvre qui conduit à un monde sans idées ou les vouant aux gémonies, à un monde déstructuré qu’on appelle naïvement « multipolaire », à des sociétés désordonnées au nom d’une liberté qu’elles sont impuissantes à garantir aux individus. Ce dénigrement partout destructeur et dénué d’espérance est la cause première d’un vide stratégique majeur, d’une dépression générale qui touche, à des degrés divers, tous les continents ; le pessimisme de l’intelligence a tué en quelque sorte l’optimisme de la volonté, selon la célèbre formule de Gramsci.
Dans des conditions aussi contraignantes où l’absence d’idées créatives interdit toute perspective et tout espoir, où l’horizon temporel se réduit à un court terme aussi fugace que démobilisateur, où la manque de courage confère principe de précaution un statut constitutionnel, l’action collective – ie l’action politique au service de la collectivité – est devenue impraticable ou vouée à l’échec systématique.
Cette déconstruction généralisée a été pensée, voulue et mise en œuvre au nom d’un certain humanisme, celui de l’homme « libéré » de ses entraves, convaincu de sa singularité et individualisé, en partie désocialisé : la course pour la vie, chacun dans son couloir.
Le balancier est ainsi passé d’un extrême dogmatique à son contraire libertaire où rien ne vaut rien, sauf en termes monétaires. Un monde sans idées structurantes sur lesquelles on puisse asseoir l’éducation, construire l’action, préparer l’avenir. Un monde profondément a-stratégique où l’homme perd la main sous l’effet de ses inventions. Ne rien garder de la verticalité du monde, c’est se condamner à une horizontalité émiettée, sans perspectives et inefficace.

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Toutes les grandes époques de renaissance ou de réforme ont été précédées certes par un fort mouvement contestataire mais surtout par un profond courant d’idées nouvelles. Les intellectuels sont soit repus soit fatigués, en tout cas ils ne produisent plus rien de novateur. La chaîne de valeur stratégique est en panne.
Et face aux deux dégradations qui nous assaillent, celle de l’environnement et celle de la violence, il faudrait pourtant mettre au point des stratégies de « reconquête » que des systèmes à bout de souffle ne sont pas en mesure ni d’imaginer, encore moins de mettre en œuvre.