Il s’agit ici d’hypothèses. Nous sommes tellement environnés de certitudes qu’il faut cette précaution de style pour oser s’aventurer sur un chemin aussi critique que celui de la distinction entre les deux civilisations qui structurent notre monde, l’occidentale et l’orientale, la première européo-américaine, la seconde essentiellement asiatique et chinoise.
Mon hypothèse, pour connaître la première par culture et pour avoir étudié et observé la seconde pendant plus d’une décennie, est que, si leur fonds initial est assez semblable, elles ont divergé à deux reprises au moins, une première fois avec l’émergence judéo-chrétienne, une deuxième fois lors de la révolution intellectuelle des Temps modernes. Rien de bien nouveau dans ces observations, sauf que ces divergences les ont installées l’une et l’autre sur des trajectoires séparées, et donc dans des rapports différents à l’espace et au temps.
La civilisation chinoise, la plus ancienne et la plus inventive, s’est satisfaite de ses structures fondatrices et des équilibres vitaux qu’elles assuraient ; peuple paysan, au contact des forces naturelles, la Chine en a accepté les lois apparentes et, notamment, la fatalité de la « transformation », l’acceptation d’un changement naturel et cyclique. La civilisation occidentale, au moins à trois reprises, s’est insurgée contre ce « fatum », destin imposé par la nature, pour lui opposer le libre-arbitre, la volonté et la capacité humaine de « changer le monde » ; elle a fixé ses propres objectifs et ses idéaux.
La civilisation orientale est « circulaire », avançant en boucle de façon continue mais lente, avec pragmatisme et prudence ; elle a figé ses doctrines il y a maintenant 2500 ans, avec celle de Lao Tseu d’une part, celle de Kong Zi d’autre part : le taoïsme et le confucianisme demeurent les deux sources de la connaissance et les piliers de l’équilibre naturel et social.
La civilisation occidentale est « linéaire » et univoque, sa projection dans le futur étant fondée sur une idée fixe, relancée périodiquement par des « ruptures », qu’elles soient d’ordre philosophique, religieux, politique ou scientifique ; ainsi, la religion judéo-chrétienne, la Renaissance et les Lumières, les révolutions industrielles ont été autant de « chocs » décisifs qui ont propulsé, non sans risques ni accidents majeurs, les peuples occidentaux dans une course effrénée au futur.
La lenteur des uns leur a été préjudiciable – la Chine et l’Inde notamment, soit le tiers de l’humanité -, la vitesse des autres leur a été bénéfique – l’Europe et les Etats-Unis en particulier. Nous sommes parvenus à ce moment de l’histoire où, mondialisation oblige, ces deux faces de l’humanité sont conduites à se rencontrer et, dans leur intérêt bien compris, à coopérer.
La rencontre s’est opérée de façon décisive avec la politique de réforme et d’ouverture initiée par Deng Xiaoping ; elle s’est inscrite dans le cadre de la mondialisation post-guerre froide qu’elle a encore accélérée. Conçue au départ sur le mode « gagnant-gagnant », elle a rapidement fait resurgir au premier plan les antagonismes anciens et les divergences d’intérêts, aussi bien dans l’ordre géopolitique et stratégique que sur le plan culturel, soulignant ainsi un déficit de compréhension et la survivance de préjugés également partagés.
Pour éviter une cohabitation distante voire conflictuelle, un effort réciproque de coopération est indispensable. Les deux « civilisations » ont en effet besoin l’une de l’autre et autant l’une que l’autre. Ce que les préjugés persistent à imposer c’est leur incompatibilité – individualisme contre collectivisme pour l’essentiel – alors que toute étude et toute pratique un peu sérieuses démontrent leur complémentarité et, dans certains domaines, leur convergence. L’humanité a deux cerveaux, le gauche et le droit, mais inégalement développés et utilisés dans l’une ou l’autre civilisation. Le but commun serait de réduire cette hémiplégie et de sortir du manichéisme qui peint nos différences de couleurs violentes et souvent caricaturales. La coopération interculturelle est probablement un gage de paix et sans doute un des leviers d’une « communauté » mondiale.
Eric de La Maisonneuve