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Et si on cessait de pleurnicher ? par Luc Ferry

« C’est le poncif à la mode, une variante du « tout fout le camp » qui lui-même embrayait avec la joie mauvaise de ceux qui aiment tant ne pas aimer sur le fameux « c’était mieux avant »…La nostalgie de nos splendeurs passées dégouline de droite comme de gauche…Nous serions plongé dans une époque mercantile et désenchantée, il faudrait réinventer l’avenir, refonder la politique, redonner l’espoir aux jeunes, bref, réenchanter le monde en restaurant au passage la nation ou la révolution, l’identité perdue et l’Autre Politique, la vraie culture et le sens des valeurs…
Eh bien, je vais vous dire : moi, je suis enchanté que l’époque soit enfin désenchantée, enchanté que les utopies aient fait long feu, que les révolutions aient été mises au placard dont elles n’auraient jamais dû sortir, que notre vieux continent ait enfin, après tant de guerres, de haines et d’atrocités, atteint l’âge adulte, abandonné à d’autres, les fous de dieu, l’absolu en même temps qu’il se délestait des fantasmes de l’homme nouveau et de l’avenir adieux. C’est la meilleure nouvelle du siècle….
Les mirages du paradis sur terre comme au ciel n’ont que trop servi à justifier massacres et cimes contre l’humanité. Rien ne fut pire que nos guerres de religion, patriotiques ou révolutionnaires….Quand prendra-t-on conscience qu’on ne doit pas attendre de nos Etats laïcs qu’ils cessent de l’être pour donner du sens à nos vies ? La seule chose qu’on puisse leur demander, c’est qu’ils ne les gâchent pas a priori comme ils le font partout autour de nous dans les pays ravagés par les théocraties et les guerres tribales.
Oui, l’Occident libéral est vide et c’est tant mieux ! C’est sa grandeur suprême, le prix à payer pour qu’il nous laisse enfin libres de donner par nous-mêmes du sens à nos vies. La politique peut sans doute favoriser cette quête, créer les conditions qui la rendent possible. C’est ce que s’efforcent de faire nos Etats-providence en offrant à chacun les chances d’une éducation réussie et d’une protection sociale décente.
Mais au-delà, c’est à nous, pas à l’Etat et encore moins à nos malheureux politiques, d’inventer nos rêves et d’enchanter le monde. Du reste, faut-il être niais ou désespéré pour attendre le salut d’un gouvernement quel qu’il soit ! La vérité, c’est que nos vies sont uniques, fragiles et fugitives et que ce sentiment d’unicité précaire devrait nous inciter à réfléchir chaque jour à ce que nous voudrions, pourrions et devrions en faire – ce qui est à mes yeux la tâche principale de la philosophie.
Vouloir s’en remettre à l’Etat ou à l’Eglise pour régler nos problèmes existentiels, comme toutes les utopies religieuses ou politiques ont prétendu le faire, est un non-sens, une pure folie. J’entends déjà hurler à l’individualisme, au mépris du collectif, au repli sur la sphère privée. C’est tout l’inverse. C’est avec les autres, bien entendu, mais pas avec l’Etat que nous construisons nos existences. Ne pas attendre de ce monstre froid plus qu’il ne peut donner, ce n’est nullement se couper d’autrui.
Nos enfants ont la chance inouïe d’appartenir à une génération qui vit dans la liberté et la paix, l’amour de ses parents et une protection sociale encore exceptionnelle. Ces acquis ne tombent pas du ciel, ils furent construits par des générations précédentes à force de sueur et de sang. C’est un sentiment de gratitude qui devrait dominer, un sentiment autrement plus noble et plus juste que cette facilité narcissique et stérile qu’est l’indignation. […]
Ce monde est difficile, certes, mais infiniment moins que par le passé, et pour qui veut s’en donner la peine, il y a toujours une place à y prendre. Surtout sans attendre d’un Etat dont ce n’est ni le talent ni la vocation qu’il résolve à notre place des questions existentielles qui n’appartiennent en vérité qu’à nous. »

Chronique parue dans Le Figaro du 5 mai 2016 – rubrique Opinions.
(avec l’accord de l’auteur)