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Inquiétudes françaises

Novembre 2016

Eric de La Maisonneuve

La situation de la France est inquiétante. Sans sombrer dans un pessimisme subversif ni encourager un catastrophisme irréaliste que l’état général et comparatif du pays ne justifie pas (encore), on doit prêter la plus grande attention à une dégradation régulière et constante depuis au moins une vingtaine d’années de la plupart des critères qui sont utilisés pour évaluer la plus ou moins bonne santé d’un pays. Pour ce qui concerne la France, le double constat est celui de son déclassement dans le monde et en Europe ainsi que de la décomposition de la société française. L’un ne va d’ailleurs pas sans l’autre car la France est un pays univalent dont les ressorts, externes et internes, sont étroitement mêlés. Observation qui conduit d’emblée et en préalable à affirmer que la voie du redressement ne peut être ni technique ni partielle mais doit procéder d’une vision claire, profonde et lointaine de ce que pourrait et devrait être l’avenir du pays.
Or, dans les prémices qui annoncent la campagne pour les élections majeures de 2017, les divers candidats ne proposent pour l’instant que des programmes, souvent très détaillés et chiffrés, une sorte de catalogue socio-économique, un inventaire de mesures techniques, certes nécessaires et intéressantes mais qui occultent la seule question politique qui vaille, à savoir : quid d’un projet pour la France, c’est-à-dire d’une ambition qui permette de surmonter effectivement et pour longtemps le double constat qui a été évoqué ci-dessus, celui du déclassement international et de la décomposition sociale.
Pour dire la vérité, aucun des programmes affichés par les candidats ne paraît applicable dans le contexte actuel, tant le cadre général dans lequel s’inscrit le pays s’est profondément dégradé. La charrue ne peut être placée avant les bœufs, sauf à ce que ni l’une ni les autres ne servent à rien. Il y a donc un préalable impératif pour peu qu’on veuille sortir de l’ornière : quelle place et quel rôle veut-on pour la France dans le monde et en Europe ? à quel modèle de société aspire-t-on pour qu’elle soit cohérente et unie ? On entend déjà la réponse : l’exercice est difficile car la visibilité est nulle, le monde comme les techniques changeant à vive allure. Il ne s’agit pas là d’un « exercice » auquel sont rompus les technocrates mais bien d’une volonté de « projection » et d’une recherche de perspective, une sorte de « nouvelle frontière » pour la France.
Dans le concert mondial et dans les cercles européens, la France, jadis référence et inspiratrice, est devenue inaudible. Sur presque tous les grands sujets qui font basculer le monde et en redéfinissent les contours, nous sommes silencieux et absents. Nous nous enfermons par ailleurs dans des contradictions qui nous dévalorisent : l’étendard des « droits de l’homme » brandi à tout instant et à contretemps, notamment au Moyen-Orient, où nous devrions être à la fois plus réalistes et plus généreux. Nous sommes incohérents dans notre approche des problèmes majeurs ; certes, la COP 21 a été saluée comme un pas décisif pour l’environnement, mais nous nous inquiétons peu de la démographie mondiale et nous subissons la vague migratoire venant d’Afrique. Nous demeurons figés dans des alliances stériles ou trompeuses alors qu’entrent dans le jeu et frappent à la porte de nouveaux partenaires à l’égard desquels nous cultivons encore des préjugés séculaires, voyez la Chine ou la Russie. Nous nous laissons imposer une manière d’être et dicter des oukases européens qui sont tout sauf acceptables là où nous devrions entraîner nos partenaires sur des terrains novateurs, dans des initiatives audacieuses. Au fil des ans, nous voyons notre place se dégrader et notre rôle s’éteindre, sauf sur le plan militaire où nos outils opérationnels bénéficient encore pour quelque temps des capacités forgées ces dernières décennies. C’est être aveugle et lâche que ne pas voir transformés les rapports de forces, que ne pas observer la mutation des notions de puissance et de souveraineté, qu’accepter avec résignation la montée des périls de tous ordres – climatique, démographique, terroriste…Si nous sommes, à juste titre, mécontents et nous sentons humiliés de cette longue descente aux enfers, le pire échoit aux autres nations qui nous faisaient confiance, qui comptaient sur nous et que nous avons en quelque sorte trahies : la France n’est plus un repère pour personne et sa voix ne porte pas de message d’espérance ou de justice.
Il y a, à cette dégradation de la France dans le monde et en Europe, une explication simple : nous avons péché par orgueil et nous nous sommes abusivement considérés comme le centre du monde. D’une certaine façon la réputation universelle du Général de Gaulle nous a desservis car elle nous a placés dans l’esprit de beaucoup à un rang que nous ne pouvions pas tenir bien longtemps, surtout sans lui et sans successeur de son niveau.
Mais il y a aussi une explication plus profonde et plus complexe qu’il faut aller chercher au sein même de la société française. Politiquement divisée entre les idéalistes et les réalistes – quel que soit leur tropisme partisan -, économiquement clivée entre les bénéficiaires et les laissés pour compte de la mondialisation économique, socialement éclatée sur les territoires et dans les villes, la société française, en voie de décomposition, n’est plus en mesure de porter l’image de la France. Elle participe, au premier rang, du déclassement de notre pays. C’est dire en quelques mots que le redressement de la France passe en priorité par la recomposition de la société.
C’est là le cœur du sujet : la France peut-elle exister sans les Français ? Et ceux-ci ne peuvent-ils faire vivre la France sans un minimum de cohésion et d’unité ? La mondialisation et la démagogie réunies ont fait des ravages, pour l’une en disqualifiant ce qu’on appelait autrefois la « classe ouvrière », pour l’autre en hissant l’assistanat au rang des beaux-arts. Il faut ajouter que le libéralisme économique a favorisé de façon outrancière une caste de parvenus, dont les privilèges sont aujourd’hui aussi choquants que l’étaient ceux de la noblesse au XVIIIe siècle.
La France est-elle pour autant dans un état prérévolutionnaire ? Ayant acheté la paix sociale au prix d’endettements massifs, l’Etat s’est efforcé d’atténuer les revendications et de détourner la colère populaire. Il bouche ainsi les voies d’eau à coups de prébendes et permet au navire de ne pas sombrer. Sans se rendre compte de – ou en occultant – la montée et la conjonction de deux phénomènes redoutables : l’immobilisme structurel et l’immigration sauvage.
Dans un monde en marche accélérée, l’immobilisme est suicidaire. A ce stade, il ne s’agit évidemment plus de « réformer » ; c’est à la fois trop tard et impraticable dans l’état d’exaspération de la société. Il faut donc être « schumpétérien » et faire du neuf « à côté » du vieux : lorsqu’un système est sclérosé, inutile de tenter sa rénovation, toujours coûteuse, aléatoire et source de désaccords ; autant initier un système alternatif, proactif, futuriste, qui creusera la différence, s’installera dans la nouveauté et rendra obsolète l’ancien. Il faut remplacer plutôt que réformer. Et la France, irréformable mais novatrice, pourra retrouver un modèle attractif, à la fois pour les citoyens et aux yeux toujours intéressés du monde.
L’immigration, dont les flux sont en accroissement permanent pour toutes sortes de raisons qui tiennent à la situation mondiale, est une question d’aussi grande gravité, c’est même la plus explosive. Car le modèle intégrationniste – le seul acceptable pour éviter le communautarisme et la fragmentation ethnique – suppose que soient réunies plusieurs conditions. La première d’entre elles est d’en tarir la source en instituant de vrais portails dans les pays d’origine, car une fois lancés sur les chemins de l’exil les migrants deviennent incontrôlables. La deuxième consiste à s’occuper sérieusement de ceux qui sont parvenus en France, pour leur localisation et leur logement, pour leur éducation et leur insertion culturelle, pour leur emploi et leur adaptation sociale. Tout cela devrait figurer dans un plan quinquennal ayant pour programme de rétablir un ratio acceptable de la part d’immigrés dans le pays. Une fois le « trop-plein » absorbé, la France pourra à nouveau accepter un quota annuel d’immigrés.
C’est dans cette conjoncture pour le moins morose que vient se greffer le phénomène terroriste. Il y trouve d’abord un terrain de recrutement dans les recoins d’une société émiettée qui nourrit en son sein des opposants furieux et déterminés ; il profite aussi du climat d’insouciance d’une société essentiellement laïque et tolérante, tétanisée par cet extrémisme djihadiste. Il est quand même surprenant qu’une quinzaine d’individus aient pu, par quelques raids sanglants, faire mettre un genou à terre à un pays comme la France. La reprise en mains de l’appareil sécuritaire comme les dispositifs de vigilance devraient sinon éradiquer la menace du moins l’atténuer sensiblement.
Mais, au-delà de la mobilisation policière et, espérons-le, judiciaire, seul un sursaut convergent du système étatique et de la société civile sera en mesure de conjurer à la fois la menace terroriste et le déclin annoncé. La rénovation structurelle et l’insertion des immigrés peuvent – doivent – rendre à la société française une perspective plus sereine, lui donner des objectifs à la fois pratiques et plus enthousiasmants que le marasme ambiant. En d’autres termes, cette reprise en mains du destin sur des bases solides peut remettre le modèle français en selle et en faire à nouveau un « leader » pour le reste du monde.
Ce sursaut aurait enfin, et c’est le plus motivant, l’immense avantage de « dégonfler » les extrémismes, aux deux bouts du spectre politique, qui ne sont que les reflets de nos désenchantements. Une nouvelle perspective est seule à même de vider le réservoir d’amertume, de nostalgie, de frustration qu’alimentent toutes les victimes de la crise et de la désastreuse gouvernance qui s’en suivit.
Si l’inquiétude est fondée – les faits sont là -, en revanche la sinistrose paraît bien ridicule dans un pays jugé encore aujourd’hui comme « béni des dieux » et envié par une partie du monde. Les ressources exceptionnelles dont dispose la France, pour peu qu’elle se réveille et se choisisse des dirigeants dignes d’elle et à la hauteur des enjeux, lui permettront une fois encore de relever les défis et de poursuivre son Histoire.