Jean-François Fogel, Bruno Patino, Grasset, 2013

Les nouveaux empires

« Les géants de l’accumulation numérique sont peu nombreux et tous sont installés au bout de la connexion de l’internaute. Ils proposent des outils ou des applications qui ont d’abord paru utiles puis rapidement indispensables avant de devenir les usages quotidiens de la condition numérique. Ces géants maîtrisent la recherche dans un univers d’obésité informationnelle et la relation dans un monde de solitude face à un écran. Ils ont rendu possible le partage de copies numériques ou la mise à disposition d’outils et plates-formes qui permettent le divertissement permanent. Leur nombre est si restreint qu’on les résume parfois dans l’acronyme GAFA désignant quatre d’entre eux : Google, Apple, Facebook, Amazon.
Il suffit d’ajouter une dizaine de noms tout au plus à ce quatuor pour que l’essentiel soit dit. Jamais dans l’histoire du capitalisme aussi peu d’acteurs n’ont grandi aussi vite pour dominer un secteur au niveau mondial en si peu de temps. Le caractère global et décentralisé du réseau et la standardisation des usages connectés leur ont permis une accumulation de capital immatériel (les données) à un rythme effréné. Mais la valeur en Bourse de ces entreprises n’est qu’un reflet de cette accumulation. Ces entreprises répugnent à se décrire en termes économiques ou financiers… GAFA et consorts ne se voient pas comme des fournisseurs de logiciels, de contenus et d’interfaces, ou comme des créateurs d’outils. Ils s’affichent plutôt en créateurs de civilisation, attachés à bâtir l’environnement de leurs utilisateurs. Leur but est de cheminer à chaque instant avec l’humanité toute entière, au-delà de l’utilisation ponctuelle de la connexion.
[…] L’accumulation du capital sous forme de données numériques apportées par l’internaute est un processus si récent que les références manquent pour l’analyser. Au plus peut-on faire un parallèle avec les trois étages superposés de la thèse souvent discutée sur « la dynamique du capitalisme » de l’historien Fernand Braudel. Pour lui, il existe « la vie matérielle », celle de la consommation, de la vie domestique, puis plus haut « la vie économique », où se situe le marché traditionnel…L’étage qui se situe encore plus haut est (…) celui du « capitalisme ». Là, le consommateur est coupé d’un contact sans intermédiaire avec le producteur…et il voit apparaître « aux mains d’acteurs brillants, une puissante superstructure des échanges. C’est l’étage des rouages majeurs, de la grande économie, forcément du capitalisme ».
L’économie numérique semble ainsi superposer, de bas en haut, l’univers des internautes qui agissent et consomment, puis le réseau où ils font circuler leurs données et acquièrent des biens et des services dans un système d’interface que chacun comprend. Enfin, tout en haut, se situe l’étage opaque où les géants d’Internet qui détiennent les données, les analysent et, partant, connaissent l’état du marché, prennent des décisions qui leur sont favorables. Pour Fernand Braudel, l’émergence du capitalisme au XV^e siècle tient moins à une activité particulière ou à la nature des échanges, qu’à l’apparition d’un détenteur de l’information capable de réguler à son profit la relation entre la consommation quotidienne et le marché. Aujourd’hui nous dirions : entre la vie numérique et le réseau.
Cette approche, précise l’historien, ne s’applique qu’à ce qu’il appelle « l’économie-monde » : l’économie d’une partie du monde qui constitue un ensemble économique. Au temps du capitalisme naissant, cela se trouvait dans des ligues de villes marchandes ou dans des portions d’Europe revues en fonction des circonstances. Aujourd’hui, cette économie-monde, vue depuis GAFA, c’est le réseau appréhendé dans un sens très large : Internet à travers les adresses de toutes ses pages, mais aussi tous les supports qui peuvent se connecter, tous les contenus qui peuvent circuler en ligne et, pour faire bonne mesure, tous les systèmes d’échanges entre les internautes.
Tout ce qui passe par une connexion, de façon directe ou indirecte, appartient au champ où se déroule la compétition économique du numérique. Chaque géant est parti d’une spécialité initiale, par exemple la production de supports (Apple), la recherche (Google), le commerce en ligne (Amazon) ou les réseaux sociaux (Facebook), avant de concurrencer, par la logique même du réseau, quiconque capture des données en ligne. C’est une lutte brutale, définitive, car elle ne porte pas sur la récolte des données mais sur le contrôle de l’accès au réseau. Dans un monde globalisé, c’est la lutte ultime, la lutte pour le pouvoir à l’état pur. « Nous sommes accoutumés à penser au pouvoir comme à quelque chose que les Etats, les entreprises ou les individus possèdent et qui leur permet de réaliser leur volonté. Une autre forme de pouvoir est en jeu dans la globalisation, remarque David Singh Grewal, professeur de droit à l’université Yale. Un monde globalisé met en jeu des « réseaux » qui structurent notre comportement en exigeant que nous utilisions des standards particuliers ».
Pour ce spécialiste du « pouvoir des réseaux », selon le titre de son ouvrage le plus cité, il est possible de parler d’un « empire informel » dès lors qu’un standard, par exemple le système technologique d’Apple ou celui d’Android, parvient à créer une alternative : le refuser et se trouver exclu d’une forme de coordination sociale ou l’utiliser de son plein gré et se trouver « pris au piège » des limites et des exigences de ce même standard. « Le mot même d’empire, rappelle-t-il, vient du latin imperium qui était utilisé pour décrire le mélange de conquête territoriale, de domination commerciale informelle, et d’hégémonie culturelle caractérisant Rome dans la première phase de son expansion en Méditerranée ».
Il y a quelque chose de la Rome naissante dans la façon qu’ont les géants du réseau d’imposer leur standard avec des solutions complètes et compactes englobant tout depuis la machine que l’on tient en main jusqu’aux magasins en ligne d’applications et de contenus. Ils cèdent à la tentation monopolistique des empires économiques, en tentant d’enfermer les internautes dans leur système face à d’autres systèmes, les uns et les autres ne sachant pas communiquer entre eux….
A priori, sur Internet, système conçu pour être ouvert, une telle démarche paraît vaine, mais une donnée modifie tout : les géants du numérique ne sont pas seulement les plus riches, ils sont aussi, pour le moment, les plus ingénieux. Ils agissent dans un univers où ils ont été les premiers à comprendre que tout a changé. Souvent même, ils demeurent esseulés dans leur connaissance face à des concurrents qui croient encore à des lois économiques devenues périmées.