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Le monde est clos et le désir infini

Daniel Cohen – Albin Michel, 2015

Où va le travail humain
« …tout va au gagnant ! Dans le capitalisme postindustriel, les modes de rémunération tendent à tout donner au « meilleur » et rien au second. C’est le star-system…On l’appelle aussi l’« effet Pavarotti » : pourquoi acheter un autre album que celui du meilleur artiste ? Le phénomène s’observe partout, qu’il s’agisse des musées, des livres, des sportifs, des médecins, des avocats ou des patrons. Surabondante, la société de l’information crée une économie de la réputation qui fait monter de manière disproportionnée la rémunération de celui qui est considéré comme le meilleur. Quel que soit le mécanisme exact, le résultat est sans appel. Aux deux bouts du monde de l’emploi se crée une formidable asymétrie : les salaires vont en haut et les emplois vont en bas. C’est le milieu, la classe moyenne, qui disparaît. L’idéal démocratique qu’elle est censée incarner en est profondément marqué.

La croissance disparue
Le monde tend vers le tout-numérique, comme hier vers le tout-électrique. Le paradoxe central de notre époque est toutefois le suivant : les promesses de la révolution numérique ne se retrouvent pas dans les chiffres de la croissance économique ! La croissance des pays avancés ne cesse de reculer. Par habitant, elle a baissé en Europe au cours des trente dernières années, passant de 3 % dans les années soixante-dix à 1,5 % dans les années quatre-vingt-dix, à 0,5 % de 2001 à 2013. Aux Etats-Unis, elle a été nulle pour 90 % de la population sur la même période…
Pour la grande majorité des habitants des pays avancés, la stagnation des revenus est devenue la règle…
Les secteurs les plus en pointe du monde moderne sont en dehors de la sphère marchande au sens habituel du terme, qu’il s’agisse du monde numérique où la gratuité est la norme naturelle, ou de l’éducation et la santé qui sont, en grande majorité, dans le domaine public…

Le double bind
Plusieurs forces puissantes se sont combinées pour transformer le monde productif. L’informatique, tout d’abord, a pris la place de l’électricité comme technologie dominante. Contrairement aux deux précédentes révolutions industrielles, basées sur le charbon puis le pétrole, la révolution numérique n’offre pas une énergie nouvelle (ou une manière de la diffuser), mais une manière de penser autrement le fonctionnement des organisations. En réduisant spectaculairement le coût de communication d’une entreprise avec son environnement, sous-traitants ou donneurs d’ordre, elle rend possible une redéfinition radicale des frontières entre les firmes et leur écosystème. Le rêve des dirigeants devient celui d’entreprises sans usines, et d’usines sans travailleurs. L’externalisation remplace la répétition comme principe d’organisation du travail…Une autre force puissante a joué un rôle déterminant : la révolution financière…Les dirigeants sont arrachés au salariat et reçoivent une rémunération indexée sur les performances boursières de l’entreprise…Pour que les revenus des dirigeants augmentent, il faut que la Bourse soit haussière et donc que les coûts salariaux soient aussi faibles que possible. Un troisième facteur essentiel va pousser, dans la deuxième moitié des années 90, à la réorganisation de la chaîne de valeur : la mondialisation. En élargissant dans des proportions considérables le terrain de jeu du capitalisme, elle permet de redessiner la division internationale du travail…L’externalisation des tâches devient un phénomène planétaire.
Au total, c’est la combinaison de ces trois ruptures, numérisation, financiarisation et mondialisation, qui a provoqué une nouvelle « grande transformation » du capitalisme, opposé en tout point, par son esprit et ses méthodes, à celui qui prévalait à l’âge fordiste. L’équilibre, chèrement acquis, d’une société qui assurait une forme de sécurité, rigide mais efficace, a volé en éclats. La fonction protectrice de l’entreprise s’est volatilisée.

Au-delà de la croissance
Le rôle principal de la religion est de réduire la violence des sociétés, en fixant des rituels, des sacrifices qui détournent les hommes vers des « trompe-violence » de substitution. « La religion, écrit René Girard, n’a qu’un seul but et c’est d’empêcher la violence réciproque.»…La croissance économique est bel et bien la religion du monde moderne. Elle apaise la rivalité sociale en promettant à chacun de s’insérer dans une société protectrice. Et sa disparition pendant les périodes de crise fait renaître la violence dont les minorités sont souvent les victimes émissaires…
Le monde moderne et sa religion du progrès matériel parviennent au même malentendu. Sous leur empire, « l’homme ne saisira que des choses, et prendra l’ombre qu’elles sont pour la proie qu’il chassait. » (Georges Bataille)…
La société postindustrielle correspond à cette attente exprimée par Bataille d’une croissance sans objet (matériel). Privée de l’élément médiateur que pouvaient constituer les marchandises, elle atteint ce point où elle n’a d’autre aliment que la consommation de relations sociales…L’économie numérique n’a ainsi pas d’objet propre…
Immuniser la société contre les aléas de la croissance doit aussi conduire à guérir de cette addiction institutionnelle.

Conclusion
…Pour rendre ces désirs humains compatibles avec la préservation de la planète, une nouvelle transition est devenue impérative, semblable à celle que la transition démographique avait permis d’accomplir : le passage de la quantité à la qualité…Comme le ressort de la croissance économique moderne est l’intensification du travail et le risque climatique, un triangle infernal se met en place : chômage et précarité d’un côté, tension psychique et écologique de l’autre…Le piège est imparable. Elle crée une société composée d’individus dépressifs qui deviennent incapables de se projeter dans l’avenir et de s’entendre sur les mesures nécessaires pour éviter un krach planétaire…
…La pacification des relations sociales doit prendre le pas sur la culture de la concurrence et de l’envie. Les mentalités ont changé plusieurs fois dans l’histoire, mais jamais par décret. Elles se transforment lorsque les aspirations individuelles et le besoin social convergent vers le même but. Nous en sommes là…