La comparaison des forces militaires conventionnelles disponibles en Russie et en Ukraine ne laisse planer aucun doute sur l’issue d’un éventuel conflit entre les deux nations slaves, qui reste pour l’instant encore une hypothèse d’école. Alors que la Russie dispose d’une armée d’active de 850 000 hommes (dont 50 000 seraient massés à la frontière avec l’Ukraine depuis le début 2014, et 4 000 auraient déjà pénétré en territoire ukrainien au moment du cessez-le-feu décidé par les deux parties ukrainienne et pro-russe le 5 septembre 2014), l’Ukraine n’aligne que 130 000 hommes et 40 000 gardes-frontières et gardes-côtes. Si la Russie peut compter sur une armée de terre de 250 000 hommes, sur une marine de 130 000 hommes et sur une aviation de 150 000 hommes, l’Ukraine ne dispose que de 71 000 fantassins, de 11 000 marins et de 45 000 aviateurs. Quant aux réservistes, la Russie peut en mobiliser 20 millions, à comparer au million que l’Ukraine vient de mobiliser pour faire face à la menace russe.
Cette disproportion, ou asymétrie, est encore plus cruelle si l’on compare les matériels disponibles : 2 800 chars contre 1 110, 1 462 avions d’attaque contre 211, 8 969 pièces d’artillerie contre 1 952, 378 hélicoptères d’attaque contre 140, 200 missiles sol-sol contre 212, 1 porte-avions contre 0, 64 sous-marins contre 1, 82 navires de guerre contre 10, etc. Sans parler, du côté ukrainien, du caractère largement obsolète de ces armements qui provient de la disproportion des investissements militaires engagés par les deux pays depuis la fracture géopolitique – et leur émergence comme Etats « indépendants » – de 1991.
En 2013, les dépenses militaires russes et ukrainiennes sont respectivement de 87,8 milliards et de 1,5 milliard de dollars. Alors que la Russie annonce son intention de doubler la mise d’ici 2017 (soit 180 milliards de dollars), – elle est déjà n°3 mondial derrière les Etats-Unis et la Chine -, l’Ukraine espère augmenter son effort de 3 milliards pour atteindre 4,5 milliards de dollars. L’Union européenne affiche quant à elle un volume – hélas toujours dispersé et non mutualisé – de 236 milliards de dollars1.
Mais cette asymétrie est encore plus tangible sur les plans économique, géopolitique et stratégique, car elle oppose deux conceptions antagoniques de la société et des rapports internationaux. La Russie, comme lors du conflit de Géorgie (2008), semble désormais opter pour l’imposition par la force et la violence des intérêts étroits (nationalistes) d’une communauté d’Etats formellement indépendants, mais de fait inféodés à Moscou. Cette ambition passe par l’imposition d’un modèle de société où liberté d’expression, Etat de droit, respect des droits de l’homme et de la femme, et, finalement, liberté tout court, sont considérés comme des contre-valeurs. Et c’est justement ce modèle, exacerbé par un bi-culturalisme lourd à assumer, que récuse l’Ukraine. Le chantage à l’approvisionnement en gaz (pour les besoins de l’Ukraine, mais aussi de l’Europe) est l’une des sanctions les plus scandaleuses de cette divergence de vues entre Kiev et Moscou.
La politique du knout, par séparatistes pro-russes interposés, les violations à répétition de la souveraineté de l’Ukraine, sont favorisées, voire encouragées, par les atermoiements d’une UE sans Politique Etrangère et de Défense Commune effective, par les divisions entre Etats européens et par une OTAN sous tutelle des Etats-Unis qui, comme pour le précédent syrien, disent d’emblée qu’ils excluent toute intervention militaire, décrédibilisant ainsi à l’avance les menaces réitérées de sanctions économiques et diplomatiques à l’encontre de la Russie. Et c’est ainsi que la Crimée a pu être conquise sans coup férir le 28 février 2014, qu’un avion civil d’Air Malaysia, avec 298 personnes à son bord, dont 193 Néerlandais, a pu être abattu le 17 juillet 2014 par un missile tiré à bout portant, et que l’est de l’Ukraine est maintenant en bonne voie d’ « ossétisation », malgré le cessez-le-feu précaire intervenu le 5 septembre 2014.
Les événements survenus en Ukraine depuis la fin de 2013 sont à la fois un « crash-test » et une remise en cause non seulement de la volonté souveraine de l’Ukraine, mais, par-delà, des valeurs fondamentales de l’UE. Ils constituent dès lors une atteinte à la sécurité européenne, et appellent une prise de conscience et un sursaut de l’Europe. Ils rendent encore plus nécessaire et pressante l’élaboration d’un Livre blanc sur la Sécurité et la défense de l’UE, telle que préconisée en juin 2013 par l’Institut Européen des Relations Internationales de Bruxelles2.
La signature (tardive) de l’accord d’association UE-Ukraine, le 27 juin 2014, les sanctions décidées par les chefs d’Etat de l’UE, les décisions du Sommet de l’OTAN au Pays de Galles des 4-5 septembre 2014 (notamment la création d’une force d’intervention rapide de 4 000 hommes mobilisable en 48 heures), sont autant de pas encourageants pour assurer (restaurer) la protection de la souveraineté ukrainienne et européenne. Mais dans l’hypothèse où les visées néo-impérialistes du régime de Vladimir Poutine se poursuivraient, ces mesures ne suffiront pas. Il faudra donc, sous une forme ou sous une autre, envisager une relation plus étroite à terme entre l’Ukraine et l’UE et – pourquoi pas ? – son rapprochement de l’OTAN. Un retour ultérieur à un partenariat privilégié entre l’Europe et la Russie ne pourra faire l’économie d’un respect absolu et irréversible de la volonté souveraine de l’Ukraine.
* Chercheur Associé à l’Institut Prospective et Sécurité en Europe (IPSE).
1 Selon le Stockholm International Peace Research, le palmarès des dépenses militaires s’établissait en 2013 comme suit : 1. Etats-Unis : 640 milliards US$ ; 2. Chine : 188 milliards US$ ; 3. Russie : 87,8 milliards US$ ; 4. Arabie Saoudite : 67 milliards US$ ; 5. France : 61,2 milliards US$ ; 6. Royaume Uni : 57,9 milliards US$ ; 7. Allemagne : 48,8 milliards US$.
2 « Recommandations pour un Livre blanc sur la Sécurité et la Défense de l’Union européenne », Bruxelles, juin 2013 : www.ieri.be