Eric de La Maisonneuve
Les « grandes puissances » ne veulent pas déchoir, encore moins mourir. Ainsi, les Etats-Unis, inquiets à juste titre pour leur domination, acquise tout au long du XXe siècle par les forces militaire et monétaire, s’emploient, après les péripéties de l’après-guerre froide, à en reconstituer le socle.
Leur domination est en effet menacée : par leurs propres échecs politiques, militaires et économiques ; mais surtout par l’émergence de ce monde qu’on appelle multipolaire et qui propulse sur le devant de la scène de sérieux concurrents « impériaux ». En renaissant de ses cendres, le phénix chinois bouleverse la donne et s’impose comme un rival atypique mais crédible ; en refusant la marginalisation, l’Empire russe cherche de son côté à rebattre ses cartes ; sans compter les émules de l’Empire ottoman, qu’ils soient turcs ou islamistes, qui tentent d’enfoncer un coin dans le jeu mondial.
Le champion du monde toutes catégories respecte les lois du sport et les contraintes de la concurrence géopolitique pour remettre son titre en jeu. Mais pas sans avoir pris toutes les précautions et mesures qui limitent le risque d’une telle confrontation. Celles-ci concernent en premier lieu ses propres forces qu’il s’emploie à refonder sur des bases nouvelles, celles de l’innovation et de l’influence culturelle ; elles cherchent aussi à reconstituer son « camp », qui fut et qui devrait demeurer celui des démocraties et de la liberté ; elles visent enfin à circonscrire non pas l’ennemi mais l’adversaire, celui qui voudrait, depuis plus d’un siècle et à partir du grand continent eurasiatique, faire au moins jeu égal avec l’Empire maritime.
Dans cette gigantesque bagarre tous azimuts, mais à fleurets mouchetés et à effet retenus, les procédés employés par les Américains ne sont pas tous ni d’une grande finesse ni d’une grande moralité. Leur puissance installée est telle que leurs changements de cap et les modifications des points d’application de leurs forces ont des répercussions mondiales ; leurs erreurs et leurs excès sont ressentis parfois sévèrement dans toutes les régions du monde, par tous les pays, y compris par leurs alliés. On accuse souvent la Chine moderne de se comporter comme un éléphant dans un magasin de porcelaine, mais les Chinois ne sont pas seuls dans ce magasin où les Américains cassent aussi beaucoup de vaisselle ! Après tout, ils défendent leurs intérêts, souvent vitaux, et qui, parfois, sont liés aux nôtres. C’est dire qu’avant de fustiger l’impérialisme américain, pourtant bien réel, il faut tenter de mesurer les dimensions de la tectonique des plaques qui opère sous nos yeux et qui va s’amplifier dans les prochaines décennies ; il faut aussi en comprendre les enjeux et, dans ce vaste casino mondial, tenter de percevoir quels sont nos intérêts de long terme et dans quelle « histoire » nous voulons nous inscrire.
Réaffirmer leur suprématie
Les Américains doivent une bonne partie de leur domination à leur supériorité militaire et économique ; la première sort singulièrement écornée de trois longs conflits asymétriques – Vietnam, Afghanistan, Irak – où leurs forces, très conventionnelles, ont été tenues en échec par de multiples « résistances ». Mais les Américains ne savent pas faire la guerre « autrement » et se condamnent ainsi à des contresens stratégiques – le chaos obtenu au lieu de l’ordre recherché ; la seconde peine à retrouver son élan, brisé par la crise et entravé par une concurrence de plus en plus féroce. Il leur faut donc rebâtir le socle de leur puissance, indispensable à une prééminence – le leadership – qui leur paraît essentielle.
C’est d’abord sur le front intérieur que l’Amérique doit remettre de l’ordre et recréer une dynamique propre à lui rendre sa crédibilité. Si le système politique paraît usé et son Président affaibli par une rude cohabitation avec le Congrès, en revanche, dans le domaine de l’innovation technologique, les Etats-Unis conservent une avance confortable et disposent des quelques entreprises mastodontes qui dominent ce vaste et lucratif marché : Apple, Microsoft, Amazone, Facebook, etc., font la course en tête pour inventer la société des prochaines décennies. A travers elles s’esquisse une nouvelle modernité qui s’impose au monde entier.
Sur le plan stratégique, il n’échappe à personne qu’Internet est entièrement dans des mains américaines, même si quelques trublions (Nord-Coréens ?) s’acharnent à en déceler les failles et servent, de ce fait, à en renforcer la sécurité. Sur le plan monétaire, le dollar ne se contente pas de maintenir ses positions : il oblige les autres monnaies au mimétisme par une politique accommodante (QE), les contraignant ainsi à jouer avec le feu. Sur le plan économique et financier, après en avoir été l’instigatrice (volontaire ?), l’Amérique est sortie de la crise avec un taux de croissance soutenu alors que ses partenaires principaux (européens et japonais) y sont toujours empêtrés. Si on ajoute à tout cela son dynamisme démographique et l’excellence de ses grandes universités ainsi que de ses innombrables laboratoires, sans compter une autonomie énergétique récente, on voit bien que les Etats-Unis, loin d’être entrés en décadence, ont toutes les capacités de relever le défi du futur et de dominer encore les prochaines décennies.
Remettre de l’ordre dans son camp
Aussi puissants soient-ils, les Américains ne conserveront pas leur leadership à eux seuls ; face aux empires émergents et aux forces montantes, ils sont dans l’obligation de reformer le « camp » de leurs alliés et d’en trouver de nouveaux. L’OTAN, bien mal nommée, est toujours vaillante et ne cesse d’élargir son territoire aux limites de l’Europe, malgré les accords passés avec la Russie. L’Union européenne, elle, est dans une posture plus incertaine ; manifestement affaiblie par la crise économique, embarrassée par le « sparadrap » grec, elle se révèle en outre comme un allié indocile, réticente à signer les yeux fermés un Traité transatlantique désavantageux. Pourtant, les Etats-Unis ont besoin du poids politique et surtout moral d’une Europe « occidentale » qui fasse bloc avec eux et les accompagne dans les instances internationales. Mais ils préfèrent une Europe désunie et inconsistante pour laquelle ils demeureraient le « recours » en cas d’aggravation de la situation internationale, aggravation à laquelle ils s’emploient sérieusement autant par leur passivité au Moyen-Orient que par leurs provocations à l’égard de la Russie. Côté Pacifique et Asie du Sud-est, outre l’inamovible soutien japonais, ils cherchent à s’attirer les faveurs des riverains de la mer de Chine ainsi que de tous les pays qui s’inquiètent des ambitions chinoises dans la région. La peur des Russes sur la façade occidentale, celle des Chinois sur le versant asiatique : l’Amérique s’affirme plus que jamais en protectrice d’un monde « libre », en tout cas éloigné des « dictatures ».
L’Empire maritime contre le « hartland »
Recréer les conditions de la guerre froide, telle parait se dessiner la stratégie américaine. Ces quarante ans d’hostilité contre le bloc communiste représenté par l’alliance sino-soviétique ont représenté l’âge d’or des Etats-Unis : un ennemi clairement identifié, un territoire immense – 30 millions de km2 – mais aisément bornable, un modèle politique contestable et facilement critiquable, un système économique peu performant, une hostilité affirmée, etc. Une partie de ces arguments demeure d’actualité. La fin de la guerre froide avait entrepris de dissoudre ce bel ensemble et facilité la naissance, au Moyen-Orient et aussi en Afrique, de conflits « impossibles » dans lesquels l’Amérique, telle qu’elle est constituée, ne pouvait que s’engluer et se disqualifier. Il semble donc logique qu’elle travaille à reconstituer cet ensemble continental, ce que les politologues appellent le « hartland » et qu’on voudrait prendre pour le cœur du monde. Que l’Empire du Milieu veuille retrouver sa centralité asiatique traditionnelle, que Vladimir Poutine se prenne pour Pierre le Grand et rêve de l’Empire tsariste, rien de tout cela n’inquiète les Américains, à la condition expresse que ces deux-là assouvissent leurs ambitions chez eux, – sur le continent eurasiatique gardé à ses extrémités occidentale et orientale par les sentinelles impériales que sont la Grande-Bretagne et le Japon – et pas ailleurs ; notamment pas sur les mers où règnent les Flottes américaines. Ainsi isolées du monde atlantico-pacifique, les deux puissances eurasiatiques peuvent déployer leurs milliards et leurs ressources pour alimenter le puits sans fond de l’Asie centrale, dont on pourrait d’ailleurs réactiver et entretenir sans grandes difficultés les sentiments antirusses et antichinois…Qu’ils retracent donc la ou les Routes de la Soie… La stratégie de « containment » inaugurée en son temps par Foster Dulles n’a pas épuisé ses charmes !
Il n’est pas dit que « tout empire périra » comme le proférait l’historien Jean-Baptiste Duroselle. L’Empire cherche, en tout cas et par tous les moyens, à retarder l’échéance. Dans cette lutte mondiale entre les Empires « centraux » et l’Empire maritime, aujourd’hui incontestablement américain, les modes d’action ne seront probablement pas guerriers, au sens classique du terme – bombardiers, chars, porte-avions, etc. Ils joueront sur l’influence culturelle, sur la « way of life », en réalité sur la conception de l’homme et de sa place dans la société ; ils se nourriront de l’information sous toutes ses formes et notamment de sa manipulation par l’image, par les réseaux sociaux ; ils se conforteront de l’addiction des classes moyennes et de la jeunesse à toute une série de gadgets, de loisirs, de mœurs…Dans tous ces domaines d’une « soft war », les Américains font la course en tête ; ils sont même parfois sans rivaux.
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Nous aurions pu, nous autres Européens, empêcher ce « remake » de la guerre froide. En prenant d’abord nos distances stratégiques avec l’Amérique et son bras armé otanien : nous n’avons pas eu ce courage. En invitant ensuite la Russie de Boris Eltsine à s’ancrer à l’Europe et à conclure avec toutes les parties prenantes des pactes de stabilité et des accords de développement : nous n’avons pas eu cette intelligence. En aidant la Chine à se normaliser et à trouver sa juste place dans le concert des nations au lieu de l’ostraciser et de la rejeter sur elle-même : nous n’avons pas eu cette générosité.
Alors à quoi bon s’en prendre aux Etats-Unis dans des paroles d’ailleurs sans conséquence autres que de passer pour le roquet de service ? Nous excitons la fibre nationaliste et nous nous époumonons à désigner l’affreux coupable impérialiste. Mais pour quoi faire et avec quelles intentions ? Pour n’avoir eu et n’avoir toujours pas ni courage ni intelligence ni générosité, nous nous condamnons à bêler dans le troupeau. Pauvre France, triste époque !