Les apparences obscurcissent la réalité, en Chine plus que partout ailleurs. Ce pays n’est pas par hasard la civilisation du « non-agir » et celle du « masque », qu’il soit sanitaire ou théâtral. Mais, pour une première fois confrontée à un dilemme qu’elle camouflait autrefois sous la fatalité, la Chine se révèle telle que le XXe siècle l’a modelée, faussement révolutionnaire, naturellement cynique et profondément fragile. Le monstre économique qui a surgi du néant en quelques décennies est un cousin éloigné du Loch Ness, prêt à retourner dans les abîmes si la tourmente continue de secouer le monde.
La Chine s’est (re)construite sur deux idées complémentaires, l’une qui lui était étrangère – sa dépendance au monde – et l’autre qui lui est consubstantielle, l’obligation absolue de respecter le fameux « tianming » – le mandat du Ciel. Et quand le « tianming » dépend pour une part importante du « reste » du monde, n’importe quel phénomène d’ampleur mondiale prend en Chine une dimension considérable, mettant en question l’assurance même du « tianming ». En réalité, plus la Chine se présente en puissance mondiale, ambitionnant même la suprématie par la valeur et la quantité de ses échanges, plus elle s’expose dans cette sorte de fuite en avant à ses propres vulnérabilités comme aux secousses extérieures. Sa sensibilité aux diverses maladies du système-monde pourrait bien, si ce n’est déjà fait, rendre sa nouvelle puissance aussi stérile qu’éphémère.
En fait, il y a deux Chines : l’arrogante jeune puissance, riche, nationaliste et sûre d’elle-même, transgressant son histoire et méprisant le monde ; et la Chine véritable révélée à la fois par sa géographie physique et humaine comme par sa sociologie, château de cartes historique ou de sable toujours recommencé, justement marquée par le fatalisme du taoïsme. Celui-ci, plus encore que le confucianisme, est au cœur battant de la pensée comme de la population.
Ces deux Chines, la « yin » profonde et la « yang » superficielle et brillante, qui toujours se trouvent des excuses pour s’ignorer, sont enfin confrontées l’une à l’autre dans un face à face probablement décisif. L’épidémie du Covid 19 en est l’occasion. Elle qui cherchait depuis toujours à les esquiver, plus tard à les désamorcer, se trouve aujourd’hui et pour longtemps obligée de concilier ces deux logiques qui sont autant de visions du monde. La stratégie voudrait, face à un tel fléau, qu’on mesure objectivement les avantages et les inconvénients de choix proposés entre la « santé » et « l’économie ».
Il faut savoir ce que pèse la santé dans la panoplie culturelle chinoise. Avant qu’on se dise bonjour en chinois – ni hao – on s’interrogeait : ni chi le ma – as-tu mangé ? La santé, en particulier la longévité, fait encore partie des caractères sacrés. Aucun pouvoir, pour en avoir trop abusé dans le passé, ne peut se permettre de faire cette impasse, sauf à mettre en tension le très fragile consensus national. C’est pourquoi la médecine traditionnelle, moins onéreuse, compréhensible et accessible au plus grand nombre, est si prisée. La médecine moderne, d’origine occidentale, est une médecine de riches, réservée aux pathologies émergentes, aux cancers. Le soin de s’occuper des parents âgés fait aussi partie de la panoplie des traditions, ce culte des ancêtres qui pour beaucoup tient lieu de religion aux Asiatiques. Mais ces rites se heurtent aujourd’hui à la réalité démographique, en particulier au vieillissement accéléré d’une population qui ne fait plus d’enfants depuis bientôt quarante ans. La pyramide des âges s’en trouve bouleversée, inversée même, au point que cette charge inédite des aînés devient insupportable aussi bien pour les familles nucléaires que pour l’Etat, communiste mais a-social. Or, le choc que provoque une épidémie aussi in-maîtrisable que celle qui nous occupe en 2020 ressemble étrangement à ses devancières, en fauchant d’abord les plus fragiles et les plus démunis que sont les personnes âgées. La santé des anciens, au-delà de sa composante strictement humaine, a en Chine une dimension culturelle éminente ; on peut même dire qu’au temps de l’enfant unique, la figure de la grand-mère est un des piliers de la société.
La Chine moderne triomphante ne s’est pas construite sur la société et sur ses valeurs ; elle s’est constituée, à l’image de ce monde qu’elle fustige aujourd’hui, comme un système mercantiliste, d’obédience capitaliste, dont l’ambition avouée est d’en maîtriser les clés, au besoin pour les modifier à son avantage. La vie humaine n’y est pas une finalité, comme dans la sagesse taoïste, mais un moyen de parvenir aux fins collectives, celles de la satisfaction des besoins, ce « tianming » évoqué plus haut. L’équation chinoise a changé avec l’accès au développement économique : la santé ne peut être qu’une des « retombées » du bien-être économique et de l’accumulation de richesses.
Face à l’épidémie, on le voit, plusieurs pays asiatiques pourtant confucéens ont répondu par la logique économique : on teste les suspects, on isole les malades et on laisse ainsi les bien portants faire tourner l’économie. La Chine a hésité, puis elle a fait le choix culturel de tenter de contenir et de soigner, pour se rendre compte au bout de deux mois que poursuivre dans cette voie signifiait la régression inacceptable de ce qui fait encore la légitimité du Parti : la croissance économique. Pour la première fois de son histoire peut-être la Chine est prise en flagrant délit de contradiction : la collision brutale, inattendue, invraisemblable entre sa culture trimillénaire et sa réalité socio-économique. Elle qui ménage si habilement les principes contraires au point de les affirmer complémentaires, ce qu’elle avait réussi à faire admettre jusqu’à présent au moins sur le plan intellectuel, se prend aujourd’hui les pieds dans le tapis, pour être trivial mais simplement réaliste.
Après avoir triomphé en apparence d’un coronavirus dont elle est responsable (si elle ne peut être culpabilisée), elle doit à tout prix faire redémarrer une économie qui s’est littéralement écroulée, mais dont le relèvement dépend étroitement de la demande mondiale, américaine et européenne pour l’essentiel, elle-même en pleine débandade. Ce qu’elle a parié sur l’addiction mondiale aux produits chinois, ce qu’elle a négligé de ses fondements culturels et ce qu’elle va payer dans les prochains mois d’une inévitable poursuite de l’épidémie, autant de défis échoués dont il faudra régler les comptes un jour ; un jour probablement moins éloigné qu’on le pense !
Les autres pays, occidentaux essentiellement, assument pour l’instant leurs contradictions qui sont, à peu de choses près, du même ordre que celles auxquelles la Chine avoue enfin se heurter : le conflit entre la santé et l’économie. Mais la plus grande transparence et la résilience séculaire de ces sociétés leur permettront sans doute de préserver l’essentiel – l’humanisme – sans condamner à l’arrêt le moteur économique : le sang doit circuler pour que l’âme vive !
Eric de La Maisonneuve
27 mars 2020