La stratégie est une démarche (ou une « façon de faire ») qui a pour finalité première d’atteindre des objectifs estimés réalistes par anticipation, donc atteignables même s’ils sont ambitieux. Une telle orientation, voire un tel engagement, exigent, pour être crédibles, que soient réunies un certain nombre de conditions d’ordres différents.
J’ai tenté, dans un ouvrage assez récent1, d’identifier ces facteurs et d’analyser leurs interactions. Je m’étais alors inspiré de la théorie chinoise des cinq éléments – wuqing – qui influence la stratégie orientale en soulignant la relation de conception et de destruction qui existe entre les cinq éléments que sont la terre, le bois, le feu, l’eau et le métal.
J’avais remarqué que, dans la chaîne de l’action stratégique, cinq éléments avaient également ces mêmes caractéristiques de s’enchaîner ou de se neutraliser. Autour de l’axe principal projet-organisation, trois facteurs décisifs entraient en jeu pour permettre et faciliter l’action ou, au contraire, pour la rendre impraticable : la situation (ou point de départ – le « de quoi s’agit-il ?) dont l’analyse plus ou moins objective valide ou non l’objectif ; la technique dont l’évolution peut modifier radicalement les données du problème et, même, remettre en question l’organisation et le projet ; la méthode enfin qui permet, après optimisation des facteurs, de choisir la « voie » la mieux assurée.
Cette approche, même si elle paraissait restrictive comme toute schématisation d’un phénomène complexe et où l’impondérable humain n’est que marginalement pris en compte, avait le mérite d’appréhender la stratégie dans son acception générale ; non comme une théorie des relations internationales ni comme un art de la guerre ou encore des process accaparés par les marchés financiers ou les agences de médias, mais comme une démarche globale indispensable pour entreprendre (et réussir) toute action collective, de quelque nature qu’elle soit.
Aujourd’hui, à la lumière des événements qui aveuglent notre actualité, il est évident que la récente révolution technologique des moyens de calcul et d’information a modifié tous les équilibres antérieurs, en affectant d’abord les relations entre les acteurs, en chamboulant les systèmes d’organisation et, surtout, en dissolvant le cadre espace-temps de l’action. On peut dire à cet égard, qu’en matière de stratégie depuis vingt ans, rien ou pratiquement rien n’est plus comme « avant » et qu’il faut repenser le problème de fond en comble. Car le mécanisme stratégique, dans sa dynamique, se nourrit d’éléments en perpétuel changement, voire en complète transformation. Si le système, à l’évidence, est aujourd’hui en panne, ce n’est dû ni au déclin supposé de l’Occident, ni à un hypothétique « suicide », mais bien à un décalage entre notre environnement – technologique, économique, etc. – et nos modes de fonctionnement socio-politiques.
Pour comprendre cette panne – la vacuité stratégique -, il faut s’intéresser à deux éléments clés qui ont subi au plus haut point le bouleversement des facteurs stratégiques : l’acteur, inspirateur, maître d’œuvre et moteur de la dynamique collective ; le cadre espace-temps du monde actuel dans lequel s’inscrit nécessairement toute action.
S’agissant du cadre espace-temps – auquel nous avons consacré un numéro d’AGIR (N°49 – avril 2012) -, il s’est volatilisé dans la mondialisation sous les effets répétés des révolutions technologiques de ces dernières décennies, essentiellement celui dû à la vitesse qui a unifié le temps conjugué au seul présent et qui a – artificiellement – contracté l’espace et ainsi confondu le local et le mondial, par nature si différents et si complémentaires. L’action classique respectait, quant à elle, les règles du théâtre classique, notamment les unités de temps et de lieu. La scène de l’action moderne est désormais mondiale où tout se passe dans l’instant : un cadre immense, un temps fugitif, l’un et l’autre insaisissables. Le cadre espace-temps donnait à l’action à la fois ses repères et ses limites ; le « coup d’œil » suffisait rarement mais il demeurait la référence. Si le cadre le plus familier reste celui de la nation, inscrite dans des frontières et construite dans la durée, il perd chaque jour de sa consistance au profit d’organisations plus floues, mondiales ou continentales, parfois « hors sol », à géométrie et responsabilité variables ; cette dilution entraîne la recherche d’une assise sûre et le repli prudent sur le plus proche, – le « local » ; elle conduit à vivre dans l’éphémère, au jour le jour. Cette déconcentration de fait contraint soit à l’immobilisme par manque de capacité, soit à la parcellisation de l’action et à son inefficacité. La nécessité stratégique devrait nous inciter à reconstituer un cadre spatio-temporel où l’action collective serait à nouveau possible : sans doute une déclinaison plus élaborée du temps et l’inscription des actions possibles dans ces plus ou moins longs termes ; une réappropriation des espaces en affectant à chacun d’eux le lot d’actions qui les concerne selon le principe de subsidiarité. Ce travail est à peine ébauché dans nos sociétés, il apparaît en particulier inexistant au niveau politique.
S’agissant de l’acteur – l’homme-individu du XXIe siècle -, son évolution personnelle et sociale est telle depuis un demi-siècle qu’il serait absurde de lui imputer un rôle identique à celui de ses prédécesseurs, même les plus proches : de sujet qu’il était depuis toujours, il a voulu devenir partenaire et se croit acteur. Sous la pression des circonstances, l’acteur-décideur d’hier, qui avait les yeux fixés sur son chemin, s’est laissé écarteler entre deux préoccupations difficilement conciliables : réagir et gérer. Le pire pour l’acteur est d’être surpris, d’avoir à quitter son texte et d’improviser ; il faut du génie pour jouer et écrire la pièce dans le même temps. La réaction à l’urgence est une attitude nécessaire mais qui doit, comme toute action, avoir été envisagée, pensée et préparée. Dans le cas contraire, elle conduit à la gestion au jour le jour, sans vision et donc sans anticipation. L’acteur moderne vit « au quotidien », selon cette affreuse expression employée à tout-va.
Mais l’acteur moderne n’est pas seulement un improvisateur, c’est aussi un solitaire. De son fait et avec l’aide des techniques récentes, il s’est décollectivisé, individualisé ou corporatisé, au point d’avoir perdu le sens de l’intérêt général et de l’action collective. En fait, il s’est séparé de l’ensemble, trop heureux de pouvoir jouer sa partition en solo. C’est ainsi que l’orchestre a disparu ou que, s’il se réunit encore de temps à autre, il est désaccordé.
Ce dernier point est vital pour l’avenir de nos sociétés. L’acteur doit pouvoir conserver cette liberté depuis si longtemps convoitée et si chèrement acquise, mais il doit aussi accepter d’en consacrer une partie substantielle à la réussite collective. Et cela ne pourra se faire que dans un cadre espace-temps approprié, cohérent avec les apports technologiques et les aspirations individuelles. C’est pourquoi ces deux éléments sont étroitement liés et conditionnent le renouveau stratégique qui est devenu aussi indispensable qu’urgent. Si la prise de conscience se fait rapidement, le changement de cap pourrait intervenir dans les vingt prochaines années : c’est une double question, d’information et d’éducation.
Octobre 2014
1 Précis de stratégie, Dunod, 2008.