Nicolas Grimaldi, Grasset, 2015, pp 132 à 134.
« Ainsi y a-t-il, suggéré par le travail des artisans, un mode de raisonnement pragmatique. Il consiste à ne s’assigner pour fin que ce dont on peut réunir les moyens. Une telle logique conçoit donc le possible comme un réaménagement du réel. Comme c’est d’après leurs causes qu’elle en envisage les effets, c’est d’après le réel qu’elle détermine le possible. Ainsi font tous les réformateurs. Propre aux utopistes et aux idéologues, un autre mode de raisonnement consiste au contraire à s’assigner une fin et à en déduire, comme autant de conditions subsidiaires, l’ensemble des moyens indispensables à sa réalisation. A l’inverse de la méthode pragmatique qui fait du réel la mesure du possible, ce mode prophétique de raisonnement consiste à faire du possible la règle ou la détermination du réel. Il assujettit de la sorte toute réalité à ce qu’en exige une idée. Au lieu que le réel soit une condition du possible, voici qu’il en devenu un obstacle. Le possible ne peut alors s’accomplir qu’n dynamitant le réel, en le faisant exploser, en l’éliminant, en l’anéantissant. Ainsi font tous les révolutionnaires. A chaque fois, les gravats du réel sont les vestiges du possible.
Entre ce qui est raisonnable et ce qui serait rationnel, toute décision politique est donc prise dans la tenaille d’un étau. Pour que tous soient semblables et se reconnaissent entre eux, faut-il abolir toute différence, interdire toute singularité, imposer à tous la même croyance ? Pour empêcher toute hérésie, ira-t-on même jusqu’à ne permettre aucune tiédeur ? Mais, en sens inverse, afin que tout individu soit libre d’exprimer sa singularité et de manifester son irréductibilité à toute pensée reçue, devra-t-on considérer comme une insupportable censure d’évoquer la liberté des uns pour fixer des limites à celle des autres, ou de ne pas laisser des aspirations ou des ambitions très privées prévaloir contre les exigences de l’intérêt public ? Sous prétexte que tout serait permis, en serait-on tenu de croire que tout est bon ou que tout est vrai ? Mais taxera-t-on la vérité d’intolérance ou de totalitarisme pour ne rien concéder à l’erreur et manifester à l’insignifiance si peu de considération ?
Toute pensée politique est prise en cet étau. Aussi est-elle toujours tenaillée entre deux conceptions des droits de l’homme, l’une les identifiant à ceux que revendique chaque individu pour lui-même, l’autre à ceux qu’exige la collectivité pour garantir entre tous une sorte de paix et organise la vie commune. Quelque parti qu’elle prenne, les deux le trouveront mauvais. Car entre deux tendances inséparables mais originairement adverses, tout choix ne peut être qu’un compromis. Tout particulier se trouvera frustré de ce qu’il doit consentir à l’universel. Tout partisan de l’universel s’indignera de tant de latitude qu’on a abandonnée à la spontanéité et à l’égoïsme des particuliers. Hors la précarité de l’entre-deux, il n’y a que l’uniformité du laminoir. »