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L’Ukraine, entre déchirements et recompositions

Christine DUGOIN, Mathieu BOULEGUE – L’Harmattan, 2015

« Ce qu’il est convenu de désigner comme la « crise ukrainienne » peut être divisé en plusieurs étapes chronologiques. On peut estimer que la première a débuté au lendemain de la conférence de Vilnius, en novembre 2013, avec la manifestation des étudiants pro-européens de l’université Mihola sur la place de l’Indépendance – ou place Maïdan – qui sera suivie d’un mouvement populaire. C’est elle qui permettra le basculement de l’Etat et elle sera le point de rupture qui débouchera sur la partie sanglante du « Maïdan » à Kiev. Cette première étape, violente, sera marquée par plusieurs épisodes cruciaux. Elle prendra fin avec l’élection démocratique de Petro Porochenko le 25 mai 2014.
Avec ce scrutin, un Etat nouveau semblera émerger et la crise prendra une tout autre orientation. Les séparatistes pro-russes du Donbass, à qui seront attribués tous les qualificatifs, allant de patriotes à terroristes, tiendront le premier rôle dans cette phase. Ils seront au cœur de l’actualité avec quelques événements paroxystiques qui donneront lieu aux hypothèses de contagion du conflit les plus pessimistes (en particulier après la tragédie du vol MH 17, ou encore avec l’épisode tragi-comique des convois humanitaires russes). Ils seront toujours présents en septembre 2014 et à la signature, à Minsk, d’un premier cessez-le-feu entre les différentes parties impliquées.
Malheureusement, cette signature ne fera qu’ouvrir une nouvelle ère où les réalités économiques, mais aussi la nécessaire reconstruction de liens entre les peuples joueront un rôle de premier plan. Cependant, il serait illusoire et sans doute trop réducteur de restreindre l’embrasement de la crise au seul territoire ukrainien.
Si ces événements impactent aujourd’hui directement les politiques étrangères et diplomatiques de plusieurs pays et laissent nombre d’experts et de médias parler d’un retour de la guerre froide, ce n’est pas sans raison. Une analyse plus large des relations géopolitiques entre l’Est et l’Ouest est indispensable pour bien comprendre les tenants et aboutissants de cette crise. Dans ce cadre, il est extrêmement important d’observer le traitement à l’international des événements qui ont précédé la crise. Les Jeux Olympiques d’hiver de Sotchi furent, à ce titre, un parfait révélateur des difficultés de communication et de compréhension entre les différents blocs, qui eurent pour conséquence un discours diplomatique fermé de la part de tous les intervenants.
Et on ne peut que se poser une question essentielle, celle qui sous-tend généralement les passes d’armes diplomatiques : quelle est la stratégie mise en œuvre par les protagonistes, lors de ces crises, où les médias interfèrent de manière constante dans le processus décisionnel et politique ? »

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La reconstruction du champ politique : entre réformes et équilibre parlementaire

Les élections parlementaires du 26 octobre 2014 auront prouvé une chose : la Rada ukrainienne n’est plus divisée autour des mêmes lignes de fracture qu’avant et se focalise aujourd’hui autour d’une segmentation entre une coalition majoritaire pro-européenne et pro-réforme contre une formation conservatrice héritée de l’ancien temps. Le cœur du pouvoir politique ukrainien étant de nouveau entre les mains de la Rada, la coalition au pouvoir devra par conséquent naviguer entre volonté de réformes et bataille avec ses vieux démons afin de faire passer les nécessaires réformes politiques en 2015, et en premier lieu le projet de décentralisation […]
Si tout le monde parle de réformes, personne ne s’accorde réellement pour savoir lesquelles faire passer en priorité (si ce n’est voter le budget 2015, déjà source de problèmes). Parmi les plus importantes, on trouve :

  • La réforme des retraites, point focal des mécontentements sociaux possibles en 2015 ;
  • La structuration d’un Etat de droit et la réforme du secteur public : réforme de la police, du système pénal, de l’administration publique, approfondissement de la loi anti-corruption, etc.
  • La refonte totale du système judiciaire, qui traîne depuis l’ère Ianoukovitch et représente un point majeur de la pérennité de l’Accord d’Association avec l’UE. L’Ukraine aurait déjà dû effectuer la réforme pour obtenir la signature du document par Bruxelles.
  • La modernisation des forces armées : la coalition parlementaire prévoit d’attribuer 3% du PIB à la Défense, ce qui semble insuffisant pour un pays en « guerre » et une armée exsangue. A noter que les derniers équipements militaires ont été fournis en novembre par les Etats-Unis lors de la visite de Joe Biden ;
  • Les mesures clés de la coalition : la décentralisation, le retour de la Crimée (qui ne sera même pas discutés par Moscou en 2015) et l’accession à l’OTAN (qui ne sera pas à l’ordre du jour tant que la question du Donbass n’est pas réglée).

Le gouvernement est donc attendu au tournant en 2015 et devra faire ses preuves, sous peine de provoquer une vague de mécontentement des activistes civils […]
Toutefois, la vie politique nationale va être indexée en 2015 sur la capacité du duo Porochenko-Iatseniouk à s’entendre et à mettre de côté de nombreuses divergences – voire de griefs personnels. Or l’année 2015 pourrait voir apparaître des craquements dans le duopole, avec un Président pragmatique, prêt à faire des concessions avec Moscou, et un Premier ministre plus radical, atlantiste et de plus en plus antirusse. On pourrait alors se retrouver dans la même situation politique qu’en 2005 entre Viktor Ioushchenko et Ioulia Timochenko.

Une nouvelle Ukraine ?

Au final, après une révolution « ratée » en 2014 et le redécoupage des frontières d’un Etat que l’on considérait comme souverain, l’année 2015 sera plus que jamais un tournant de l’histoire nationale ukrainienne. Mais si l’on regarde de loin, les choses ont peu changé : la politique est toujours dominée par un système oligarchique, l’économie reste la bête noire de Kiev, les divisions sont constantes et la Russie reste égale à elle-même. Un an après EuroMaïdan, la perte de la Crimée et la guerre dans le Donbass, on assisterait presque à un retour au statu quo ante. Toutefois, l’Ukraine ou tout du moins une part de son territoire antérieur semble aujourd’hui partie définitivement sur le chemin de l’Europe et se bat désormais sur deux fronts concomitants : la guerre dans l’Est et les réformes politiques et économiques.
▪ Sur le plan politique d’abord, l’année 2015 sera marquée par le rythme des réformes structurelles et en premier lieu la décentralisation, sous le contrôle de la société civile issue de Maïdan. Des craquements pourraient toutefois apparaître dans la coalition « pro-européenne » majoritaire au Parlement ainsi que dans le duopole entre le Président Porochenko et le Premier ministre Iatseniouk.
▪ Sur le plan économique ensuite, 2015 sera comme un couperet en termes de survie même d’un pays en défaut de paiement virtuel et de sa capacité à gérer et à entamer des réformes, conditionnées à l’obtention des prêts internationaux. Il s’agira de relancer la croissance, dont les moteurs restent à définir, et à gérer la probable crise gazière au printemps 2015.
▪ Sur le plan stratégique et sécuritaire enfin, Kiev va devoir gérer à la fois le gel du conflit dans le Donbass et la pression accrue de Moscou. Si la Crimée semble s’éloigner définitivement, la question des « Républiques » de l’Est reste ouverte et l’Ukraine devra forcément faire face à son voisin russe pour éviter la perte de contrôle sur ses territoires.

La chimère de la décentralisation du pouvoir

La décentralisation de l’Etat ukrainien, discutée depuis près d’un an, devrait débuter en 2015. Elle impliquerait un transfert de compétences aux Parlements des régions dans leurs choix politiques et budgétaires. Porochenko avait annoncé qu’il s’agissait d’une des clés du règlement du conflit dans le Donbass dans la mesure où certains districts, contrôlés par de puissants oligarques fidèles au Président, caste dont il est lui- même issu, verront leur autonomie budgétaire renforcée. Plusieurs projets de loi sont à l’examen, personne ne s’accordant encore réellement sur le contenu exact de la décentralisation.
Toujours est-il que l’objectif est de faire en sorte que le projet soit voté à la Rada et signé par le Président avant les élections locales d’octobre 2015, afin qu’elles puissent se dérouler sur de nouvelles bases territoriales. Mais le projet de décentralisation implique d’amender la Constitution en raison de changements normatifs importants dans la structure même de l’Etat : les amendements doivent être déposés à la Rada au plus tard fin janvier 2015 pour être votés avant les élections d’octobre. En raison du manque de consensus politique, le projet risque donc d’être d’autant plus retardé voire d’échouer en 2015.
Toutefois le Président a besoin de centraliser les flux financiers sur Kiev, ne serait-ce que pour assurer sa propre redistribution et faciliter l’ouverture des réformes économiques avec l’appui des oligarques régionaux. En effet, les barons régionaux comme Igor Kolomoisky à Dniepropetrovsk, Dmytro Firtash dans le Sud, Rinat Akhmetov dans l’Est, Genady Kernes à Kharkov ou Sergey Tarouta à Donetsk font encore et toujours la pluie et le beau temps dans les régions ukrainiennes. La centralisation est également nécessaire en temps de guerre pour rationaliser l’effort national : la réforme ne pourra être appliquée qu’une fois un certain calme retrouvé à l’est […].
Le Président doit par conséquent les remercier en leur déléguant la gestion des régions : il s’agira donc d’une décentralisation réalisée en 2015 par l’intermédiaire de l’auto-gouvernance des structures économiques des clans oligarchiques régionaux dans une logique féodale. On croirait presque revenir à l’époque du Parti des Régions mais cette fois-ci avec un centre ukrainien contrôlé par le gouvernement, un Ouest toujours plus distant des choix de Kiev et un Est fragmenté. Plus qu’un changement du système, Porochenko illustre la continuité en remplaçant l’ancienne verticale du pouvoir tenue par la peur par une horizontale du pouvoir basée sur l’argent et la loyauté des oligarques.

La croissance, mais sur quelles bases ?

Sans accord préalable avec la Russie sur les négociations de paix, l’application du volet politique et économique de l’Accord d’Association avec l’Union Européenne va devenir compliquée, voire impossible : une grande partie de la stabilité économique de l’Ukraine va dépendre de sa capacité à restaurer les niveaux commerciaux avec la Russie dans le sens où l’UE ne sera pas en mesure de compenser une éventuelle rupture économique et commerciale entre Moscou et Kiev. La question des remises de fonds des Ukrainiens travaillant en Russie – environ 2,5 milliards de dollars par an de manière officielle, soit 3% du PIB 2013, mais probablement le double au total – pourrait également devenir un autre problème bilatéral si Moscou menaçait de couper les liens bancaires avec Kiev.
La seule façon pour Kiev de retrouver une partie de ses gages productifs, par l’intermédiaire d’importations directes depuis l’Est est d’ouvrir un dialogue avec Moscou. En effet, même si ces chiffres sont aujourd’hui à prendre avec précaution, environ 15% du PIB ukrainien dépendaient, avant la crise, des industries du Donbass – soit le quart de la production industrielle nationale. Sans le redémarrage de l’industrie du Donbass, les sources de croissance pour Kiev risquent de se tarir. Les oligarques locaux l’ont d’ailleurs bien compris : en octobre, ils se plaignaient auprès du Cabinet que les frappes de l’armée sur les industries du Donbass – ayant pour but de détruire l’appareil productif pour qu’il ne tombe pas entre les mains des séparatistes – tournaient à la catastrophe. En effet, si Kiev récupère les territoires rebelles, il faudra plus de 10 ans de reconstruction et de restructuration du secteur industriel avant que le Donbass puisse produire aux niveaux d’avant la crise.

Les relations entre Kiev et Moscou

Les accords de Minsk 2 de février 2015 sont un véritable camouflet pour l’Ukraine, qui a été forcée de faire les compromis tant politiques que sécuritaires les plus drastiques et devra en quelque sorte payer pour récupérer le Donbass. Après avoir créé des conditions de vie infernales sur place et traité les populations locales de « terroristes », Kiev va rentrer dans une phase de tractations politiques internes : le président Porochenko, élu pour sa capacité à reprendre le Donbass militairement, va en effet devoir expliquer à sa population pourquoi il a échoué.
Grande gagnante dans l’affaire, la Russie va maintenant reconstruire sa stratégie à partie des nouvelles cartes en jeu. Comme pour Minsk 1, l’Ukraine a cédé face aux exigences de la Russie – qui n’avait pas l’intention de plier sous quelconque pression ou chantage militaire. Mais contrairement aux accords initiaux, dont Moscou avait proposé les clauses en septembre dernier, c’est ici l’intégralité de la communauté internationale concernée par le conflit qui a fait comprendre à Kiev que faire des concessions était dans l’intérêt même de la survie de l’Ukraine.
La seule concession « réelle » faite par le Kremlin est d’avoir laissé faire l’organisation des élections locales sous la loi ukrainienne : cela brise quelque peu les espoirs immédiats de Moscou quant à une autonomie totale du Donbass et retarde d’autant plus le projet de fédéralisation de l’Ukraine, porté par la Russie depuis presqu’un an.
La phase active de la guerre dans le Donbass semble terminée, jusqu’à sa reprise, ce qui laisse aujourd’hui la possibilité à la Russie de se concentrer sur le processus d’appropriation politique et territorial des « Républiques Populaires », ne serait-ce que pour continuer à mettre en avant son « test » géopolitique Novorossia et lui donner une existence autonome sur le long terme. On pourrait alors voir se former dans le Donbass un commandement militaire unique entre les deux territoires ainsi que l’intégration des infrastructures locales – qui dépend en grande partie de la récupération en février du point névralgique de la ville de Debalsteve, corridor de transport stratégique entre Donetsk et Lougansk. Moscou avait d’ailleurs demandé à ce que la ville dépose les armes et soit abandonnée aux séparatistes dans le cadre des accords du 12 Février.
Une seconde phase d’expansion territoriale pourrait suivre, dans la logique de Novorossia, vers la ville côtière de Marioupol. Tout en maintenant le corridor stratégique entre Donetsk et Lougansk, cette offensive militaire permettrait de créer un corridor terrestre jusqu’en Crimée – beaucoup moins couteux que la construction d’un pont sur le détroit de Kertch.
En parallèle, le Kremlin fera pression sur l’Ukraine et la communauté internationale pour s’assurer que l’Ukraine ne rejoindra jamais l’Union Européenne et surtout l’OTAN – un point qui n’a pas été traité par Minsk 2 – en demandant le rétablissement de son statut de pays non-aligné et militairement neutre. La Russie s’attèle maintenant à prolonger le statut de « non-aligné » de l’Ukraine et à conserver une neutralité militaire « permanente », comme elle l’a déjà obtenu en Moldavie.
De manière encore plus alarmante, il est fort possible que le président Poutine n’ait pas encore totalement décidé de la « question finale » de l’Ukraine. C’est la survie même de ce pays comme Etat souverain qui est en jeu, et notamment en matière de politique interne.

Les conséquences de Minsk 2 sur la politique interne ukrainienne et l’Union Européenne

Le président Porochenko occupe au lendemain des accords de Minsk 2, une position inconfortable dans son pays. Tout d’abord, il ne dispose pas d’une majorité politique forte car devancé lors des dernières élections législatives par le parti de son premier ministre Arseniy Iatseniouk. Or le Président et le Premier ministre sont loin de partager les même vues sur la situation actuelle et sur le positionnement à tenir vis à vis de la Russie et de l’Union Européenne. Dans cet esprit, comment comprendre le renvoi pour examen, le 5 Février 2015, par la Cour constitutionnelle du projet de loi du Président visant à modifier la Constitution en levant l’immunité de député et des juges ? Si le Président est un homme d’affaires proche des différents pouvoirs en place depuis plusieurs décennies, le Premier ministre est un homme plus neuf. Le président Porochenko connait très bien les structures oligarchiques encore présentes en Ukraine, dont il est lui-même issu, et le risques encourus s’il souhaite aller trop loin dans leur réforme. Aussi il a dû trouver des accords relatifs avec ces dernières tant il ne peut se permettre de se priver d’une partie des flux financiers qui arrivent encore à Kiev. Cependant, il va devoir maintenant justifier politiquement la redirection d’une partie de ses maigres fonds vers le Donbass, détruit pendant les Opérations Anti-Terroristes (ATO).
Au niveau de la population, le désir guerrier est devenu un moteur en soi malgré les pertes connues, dans la droite ligne d’un Premier ministre Iatseniouk très va-t’en-guerre. Notons d’ailleurs que le Parlement ukrainien a ratifié le 4 Février 2015 un accord avec la Lituanie et la Pologne concernant la création d’une brigade militaire conjointe, dont le commandement sera basé à Lublin en Pologne. Une réelle dichotomie existe donc entre un président qui ne peut afficher une position mesurée de retour à la paix que souhaite l’UE sans se couper du seul soutien qui lui reste réellement à savoir la population ukrainienne. Or il va aujourd’hui devoir justifier les clauses de l’accord de Minsk 2 (qu’il a tout de même ratifié) et qui sont loin de satisfaire la population ukrainienne quant aux nouvelles frontières du Donbass, qui n’ont jamais été aussi étendues. Et si la population ukrainienne a consenti à la perte de nombre de ses soldats – on parle officiellement de 6 000 morts des deux côtés, pour entre 25 000 et 50 000 réellement – et à supporter une situation financière cataclysmique, c’est désormais la perte de ses territoires qu’elle doit accepter […].
Porochenko navigue entre déclarations guerrières et tentatives de négociation, allant même à l’automne dernier jusqu’à faire passer un texte à la Rada donnant une plus grande autonomie au Donbass, texte bien vite retiré au regard du risque politique encouru. On est donc loin des déclarations présidentielles de « guerre totale », ou de volonté d’aller « jusqu’au bout s’il le faut » sans « laisser un cm2 aux séparatistes », une rhétorique particulièrement belliqueuse qui a pu fleurir ces derniers mois à Kiev. En termes de politique interne, la présence de l’ancien chef du gouvernement provisoire, Oleksandr Tourtchinov – déjà à l’origine des Opérations Anti-Terroristes avant la prise de fonction du président Porochenko – et aujourd’hui à la tête du Conseil National de Sécurité et de Défense ukrainien, renforce la pression reposant sur le Président.
La situation économique de l’Ukraine ne fait que s’aggraver laissant le pays dans une situation délicate. Lorsque la population se réveillera du choc des accords de Minsk et réalisera à quel point le climat deviendra austère sans avoir rien gagné et estimant même pour beaucoup avoir perdu jusqu’à leur honneur suite à des accords jugés dégradants, il y a fort à parier que le Président se trouve dans une impasse tant il lui sera difficile d’assumer les conséquences face à une population désabusée. Aussi, Petro Porochenko joue autant qu’il le peut le soutien de l’Union Européenne pour garder toute légitimité dans son pays, et pour paraitre comme celui qui aura au moins permis à son peuple l’assouvissement d’un de ces désir, tant les premiers manifestants de Maïdan voulaient intégrer l’UE.
Cependant, poussé par l’urgence, peut-être le fait-il de manière trop ostentatoire. De plus, en tant que chef d’Etat à l’annonce d’un traité de paix sa place se trouvait dans sa capitale bien plus qu’à Bruxelles. Il vient chercher sa crédibilité auprès de l’UE, espérant ainsi la renforcer sur ses terres, tout en prenant un espace politique brigué par Iatseniouk. Malheureusement, l’UE ne remplit pas les vœux que l’Ukraine avait placés en elle. Les sanctions ont été jugées pour beaucoup trop peu efficaces, la politique menée à l’encontre de la Russie trop timorée, et l’aide envisagée pour l’Ukraine bien trop faible pour ne pas dire symbolique, sans parler de la vente des Mistrals […].
Si l’accord de Minsk 2 était une nécessité, il pose également question au niveau de l’UE. Le sommet de Minsk, conduit à l’initiative de chefs d’Etat, contourne totalement l’UE. Pourtant celle-ci est très impliquée dans le processus de résolution de la crise, entre autres, par la mise en place des sanctions à l’encontre de la Russie et par le lien particulier développé avec l’Ukraine depuis les premiers accords d’associations pour lesquels les premiers manifestants du Maidan sont descendus dans la rue fin 2013. Dans les faits, si la démarche et son résultat ne peuvent être critiqués tant ils tentent de ramener la paix, ni la Chancelière allemande ni le Président français n’avaient mandat des Etats membres pour aller négocier avec Messieurs Porochenko et Poutine. En conséquence, la nature de cet accord risque bien de ne pas faire l’unanimité auprès des membres de l’Union, tout particulièrement des pays baltes et de la Pologne qui les jugent trop favorables pour la Russie.

Le point d’union de la crise ukrainienne : la division

La crise ukrainienne est souvent décrite comme le point de départ d’une nouvelle guerre froide. Cependant, le parallèle est un peu rapide tant les protagonistes d’hier sont différents de ceux que nous observons aujourd’hui. Ils diffèrent par leurs systèmes politiques, par leurs alliances, leur situation et évolution économiques, mais surtout par les liens qui se sont tissés entre eux grâce à la mondialisation exponentielle de ces dernières années. Il est pourtant tellement rassurant de pouvoir définir aisément les différents intervenants en les rangeant dans une case « amis » ou « ennemis », « bons » ou « mauvais ». Mais le bât blesse alors, car comment admettre que l’on fait des affaires voire de grosses affaires avec un « mauvais » quand on affiche une posture politique moralisatrice ? Comment, pour les Etats-Unis, par exemple, décrier un adversaire alors même que l’agence gérant sa communication et son image, la plus grosse agence au monde dans le domaine, se trouve être américaine ? Il y a là une dichotomie douloureuse.
Et cette même dichotomie a pour effet de diviser la population, qui finit par avoir une image peu reluisante et décrédibilisée de ses hommes politiques. Sur le plan international, le besoin de se créer un ennemi afin de pouvoir continuer à fonctionner avec les leviers habituels tend à créer ou encourager des crises allant à l’encontre des intérêts économiques des entreprises basées sur les territoires concernés. Il y a donc progressivement une division qui s’installe entre le pouvoir exécutif des pays et les entreprises, les premiers oubliant qu’ils ne pourront gérer une crise sans les seconds qui créent la richesse et permettent à une économie de prospérer.
En outre, des dissensions existent entre les Etats alliés et même entre les différentes structures supra-étatiques. Dans l’Union Européenne, les différents Etats ne sont pas toujours sur la même ligne de conduite et n’ont pas toujours la même vision de la politique étrangère commune à mener. La crise a également exacerbé les tensions entre des pays souffrant déjà de dissensions internes. Ainsi, Moscou ne traite que très peu avec l’UE dans la crise qui nous intéresse mais plus directement avec les Etats-nations. L’Ukraine est quant à elle divisée sur presque tous les plans : entre la base populaire, et l’étage oligarchique et à présent, elle l’est également territorialement et même linguistiquement. Mais au-delà de son cas interne, le regard qu’elle porte sur les différents membres de l’UE est extrêmement tranché. Une classification sommaire pourrait les ranger en « peuples frères au soutien indéfectible » (les Pays baltes et la Pologne), pays ayant trahi ou fait preuve d’un soutien trop faible (au premier rang desquels la France avec l’affaire des « Mistral ») et les autres sur lesquels on ne se prononce pas.
Enfin, la résurgence du concept un peu réchauffé de « guerre froide 2.0 » a également réussi à diviser les experts entre les tenants de cette théorie sans doute réductrice, ceux qui voudraient un autre axe d’analyse et les partisans d’un camp ou d’un autre, qui ne sont cependant pas forcément les plus nombreux. La population, quant à elle, prompte à vouloir défendre son cadre de vie mais aussi les valeurs européennes, n’est pas aussi unie sur le sujet qu’on aurait pu s’y attendre au vu de la médiatisation qui a accompagné ses malheurs. La cause profonde en est peut-être le doute, préexistant à cette crise, à l’endroit de ses gouvernants et de leur capacité à avoir une vision claire.
Si le jeu de carte géopolitique n’est pas complètement rebattu, on peut sans doute dire que le château de cartes vient de souffrir sérieusement. L’émergence d’autres crises, notamment au Moyen-Orient, oblige à envisager de nouveau le principe rassurant de la « guerre froide bis » qui nous offrait un adversaire prioritaire et identifié. Cette proposition vient de s’effondrer devant l’explosion indéniable d’un autre ennemi prioritaire, d’un facteur de risque touchant même les différents intervenants de la crise ukrainienne ou susceptible de les frapper à plus ou moins long terme.