En se ralliant sans réserves (et sans recul) à la théorie de l’offre, le Président de la République et son gouvernement ont rejoint en fanfare le concert des pays industrialisés, et en particulier de l’Union européenne, qui en ont fait leur credo économique. La Banque centrale européenne n’est pas en reste, puisqu’elle active de son côté un nouveau plan d’aides financières aux banques, destiné à relancer les investissements privés par des injections massives de monnaie centrale.
Cette convergence des politiques économiques, bien qu’elles n’aient pas prouvé la pertinence de leurs résultats, ne rencontre qu’une faible opposition du côté des partisans de la théorie de la demande. Rien ne semble pouvoir endiguer les solutions inspirées par les approches les plus libérales, alors même que la crise qui a éclaté en 2007-2008 n’a pas été réglée, loin s’en faut, par le déversement des sommes colossales englouties dans le système financier mondial, en même temps que les nations étaient mises à une diète sévère. Cette faiblesse de la critique est-elle le signe qu’il n’y a pas d’autre issue, ou n’est-elle pas plutôt la preuve qu’un renouvellement des concepts et des doctrines est plus que jamais nécessaire et urgent ?
On peut se demander en effet si le vrai débat est toujours dans une opposition entre les théories de l’offre et de la demande. Celle-ci occulte le phénomène le plus important depuis la fin des Trente glorieuses, à savoir la financiarisation massive de l’économie, via la globalisation économique et financière, sur fond de révolution des technologies de l’information et de la communication. Il est étrange de constater que personne ne semble s’intéresser aux conséquences de la destruction, au début des années 1970, de l’ordre monétaire et financier instauré à Bretton Woods en 1944, abandonné depuis lors à la régulation chaotique des marchés financiers. Impuissants et silencieux, les États ont pour seule ambition, quand ils le peuvent et comme ils le peuvent, d’en freiner les excès et d’en réparer les dégâts.
Certes, il ne saurait être question de restaurer le système mis en place à la fin de la seconde guerre mondiale, qui ne correspond plus aux exigences d’un monde ouvert et en perpétuel changement. La fin de la guerre froide, l’émergence de nouvelles puissances économiques – en particulier la Chine -, les nouvelles technologies et nombre d’autres mutations ont créé une nouvelle donne que nul ne peut ignorer et moins encore mépriser. Pour autant, il faudrait être aveugle pour ne pas voir les risques majeurs de cette accélération débridée de l’histoire, ne serait-ce que parce que le temps des hommes n’est pas celui des échanges économiques ou financiers et qu’on ne bouscule pas les peuples impunément.
En acceptant de restreindre le débat à la seule alternative entre politiques de l’offre et politiques de la demande, les gouvernants et les économistes prennent le risque d’ajouter une crise politique à une crise économique et financière puisqu’ils se privent d’une réflexion – fébrilement attendue par les citoyens – sur la fonction de l’économie et les moyens de la mettre au service de l’humanité plutôt que le contraire. Ils prennent aussi et surtout le risque d’entrer dans l’avenir à reculons, en ne proposant que des solutions du passé. Cela n’empêchera pas le futur d’imposer les siennes, mais alors à quel prix.
Opposer la relance par l’offre à la relance par la demande implique en effet de rester sur les logiques réductrices et les schémas de pensée obsolètes de la vieille société industrielle, désormais sans prise sur la réalité. C’est négliger la double révolution financière et technologique de ces trente dernières années, aujourd’hui irréversible, et occulter tous les nouveaux défis de la mondialisation. Peut-on encore se permettre d’ignorer, en particulier, les conséquences de l’interconnexion planétaire des modes de production et de consommation, et leurs prolongements écologiques ? Mais plus encore peut-être, cette régression de la pensée vers des solutions à la crise de la globalisation puisées dans les programmes du XIXe siècle, fait l’impasse sur ce qui est devenu l’élément moteur de l’économie à l’aube du XXIe : la finance de marché. Or, ce moteur, qui produit une entropie très largement supérieure à son rendement, est désormais incapable d’entraîner l’économie car il ne tourne plus que pour lui-même et doit consacrer aujourd’hui l’essentiel de son énergie et de ses ressources à assurer sa seule survie.
Désormais hors de contrôle politique, la finance ne sert plus l’économie, elle en est devenue le parasite. Les sommes prodigieuses avec lesquelles les États et les banques centrales perfusent le système financier mondial pour lui éviter de sombrer sont autant de capitaux détournés qui ne servent à rien d’autre qu’à retarder le moment où le dinosaure obèse de disparaîtra, dans une chute fracassante qui entraînera le reste du monde dans une réaction en chaîne incontrôlable. Les réductions du Quantitative Easing américain ne doivent pas, à cet égard, faire illusion : elles n’impliquent nullement un assainissement financier, elles ne sont qu’un répit dans une gestion de crise dépourvue de toute vision à long terme. Obama n’est pas Roosevelt, hélas, mais François Hollande semble se résigner, en revanche, à mettre ses pas dans ceux d’Édouard Daladier ! Quand le feu diminue d’intensité en Amérique, il continue de faire rage en Europe. Et si celle-ci parvient un jour à noyer l’incendie sous les flots d’argent public de la BCE, il repartira ailleurs : pourquoi pas aux États-unis eux-mêmes, déjà prêts à rebondir sur de nouvelles bulles financières, comme si aucune des leçons du passé ne servait jamais à rien ?
Le futur se construira quand même, avec ou sans nous, avec nos projets collectifs ou contre eux. Il est temps de se rendre compte que la finance de marché et la dérégulation sauvage de l’économie ne sont plus la solution, mais le problème. Il faut donc imaginer et construire une autre finance et jeter les bases d’une autre économie, que les nouvelles technologies permettent. On voit déjà fleurir des monnaies alternatives, en particulier les cryptomonnaies comme le bitcoin (mais il en existe aujourd’hui plusieurs centaines) qui échappent au contrôle des États, et les nouvelles technologies numériques offrent les possibilités d’une « désintermédiation » massive des échanges et même de la production et de la consommation. Les révolutions monétaires, juridiques, financières, sociales, mais aussi technologiques, productives et consuméristes dont sont grosses les nouvelles technologies n’attendront pas que les intellectuels, les prévisionnistes et les gouvernants les voient, les reconnaissent, les comprennent et fournissent les moyens de les apprivoiser plutôt que de les laisser nous submerger. Aussi le danger n’est-il pas que nos routines de pensée, elles-mêmes au service d’intérêts égoïstes qui veulent seulement perpétuer un monde en voie d’extinction, empêchent le futur d’advenir, mais que son avènement se fasse sans nous, malgré nous et contre nous et nous entraîne dans une déflagration qu’une fois encore nous n’aurons pas vu venir. Comme disait Steve Jobs : « Le meilleur moyen de prédire l’avenir, c’est de l’inventer ».
* Jean de Maillard est magistrat.