Pierre Manent – Desclée de Brouwer, 2015
« Les nations sont de grands êtres embarrassés, lents à se mouvoir et reportant sans cesse le moment de réfléchir et de décider. L’inertie est leur règle. Les citoyens pourtant travailleurs, réfléchissent, décident, investissent, que ce soit dans leurs familles, leurs associations ou leurs entreprises. Tant d’efforts individuels et collectifs parviennent rarement pourtant à modifier de façon perceptible la course ou la physionomie du gros animal. Les sociétaires consacrent une grande part de leur énergie à s’instruire et s’éduquer, mais il semble que l’être qu’ils forment ensemble n’apprenne point. Une seule chose en vérité paraît susceptible d’éduquer les nations, c’est l’expérience politique quand celle-ci est suffisamment brutale, pénétrante, bouleversante. De loin en loin, la guerre ou la révolution, ou tel autre « accident extrinsèque », comme disait Machiavel, force les membres d’une nation à « se reconnaître », à ressaisir les rênes d’une vie commune qui s’effilochait. Dans la crainte et l’espérance, chacun maintenant est saisi par la chose commune que la guerre menace de ruiner ou que la révolution bouleverse. Chacun en décidant pour soi décide pour le Tout ; en décidant pour le Tout, chacun décide pour soi. Les choix faits lors des heures ou des semaines décisives hanteront longtemps les vies individuelles comme la vie de la nation à laquelle en vérité ces décisions donnent sa forme pour plusieurs générations.
La France contemporaine a pris sa forme il y a trois quarts de siècle. L’expérience dans laquelle continuent de s’alimenter nos dispositions les plus déterminantes, et qui ne cesse de fournir ses motifs à la conversation qui fait le bruit de l’âme de la nation, c’est la défaite de juin 40. Nous ne nous en sommes jamais remis. Nous l’avons laissée derrière nous bien sûr, et en plus d’un sens nous l’avons surmontée, mais nous ne nous en sommes jamais remis. Tout ce que nous avons fait ensuite, le bien comme le mal, y compris le pire, prend source dans la défaite et la réponse, ou les réponses à la défaite. […]
S’il est nécessaire de reconnaître la profondeur des transformations induites par « Mai 68 », il importe aussi d’en préciser le caractère. Leur vérité effective réside dans la déligitimation des règles collectives qu’elles soient politiques ou simplement sociales. Après le citoyen agissant, l’individu jouissant. Ces transformations ne sont pas propres à la France. Ce qui est propre à la France, c’est la montée aux extrêmes politiques du mouvement, le face à face dramatique de l’Etat impérieux et de la société déliée, et la victoire finale de cette dernière en dépit des succès électoraux du parti « gaulliste ». Ce qui est propre à la France, c’est la victoire politique d’un mouvement essentiellement antipolitique. Il est vrai qu’il apparut très politique, ce mouvement, et même révolutionnaire, les divers groupes rivalisant de radicalité idéologique. En réalité, les différences politiques nivelées sous la herse des slogans – les CRS confondus avec les SS -, la scène se préparait pour le grand retrait d’allégeance à la chose commune dont le déroulé allait occuper les années suivantes. […]
…C’est la détente désormais qui fait loi, ou donne la loi. Elle fait apparaître toute contrainte comme inutile et arbitraire, vexatoire en un mot, qu’elle affecte la vie civique ou la vie privée. Chaque relâchement justifiant et appelant le suivant, les gouvernements sont incités à se faire valoir non plus par l’orientation et l’énergie qu’ils donnent à la vie commune mais par les « nouveaux droits » qu’ils accordent aux individus et aux groupes. Sous la sollicitude ostentatoire pour les souhaits de la société et les désirs individuels, une incapacité croissante à proposer des buts à l’action commune. Là réside la cause de l’éloignement sans cesse croissant entre les Français et leur classe politique. Le face à face devient de plus en plus tendu et épineux quand nos représentants, incapables de donner à voir la nation, ne montrent plus qu’eux-mêmes. Ainsi vivons-nous, divisés entre notre dernière expérience politique, celle de l’effort vers l’indépendance, désormais presque incompréhensible, et la liberté illimitée qui nous entraîne, et qui prive de sens tout commandement motivé par le bien commun. […]
Si notre dispositif politique est condamné à cette paralysie dont la masse de la nation a le sentiment de plus en plus douloureux, c’est en raison de l’égalité de force, ou de faiblesse, de ses différentes parties. Ni l’institution européenne, ni le gouvernement de la nation, ni la société dite civile n’ont assez de force et de crédit pour fixer l’attention et attacher l’espérance des citoyens. Aussi riches de ressources matérielles et intellectuelles que nous soyons encore, nous sommes politiquement sans force. Cela n’a pas échappé sans doute à ceux qui nous attaquent aujourd’hui. Certes, quand les hommes veulent en découdre, ils ne calculent pas précisément le rapport des forces, et il arrive que le plus faible s’en prenne au plus fort. Nous aurions tort cependant de voir les choses ainsi. Quand certains de nos concitoyens s’arment contre nous d’une manière aussi effrontée et implacable, c’est que non seulement notre Etat, notre gouvernement, mais notre corps politique, mais nous-mêmes avons perdu la capacité de rassembler et d’orienter nos puissances, de donner à notre vie commune forme et force. »