ou
le versant chinois de la mondialisation1
En avril 2013, quelques mois seulement après son intronisation au poste suprême du Parti Communiste Chinois (PCC) et dès son investiture à la présidence de la République populaire de Chine, XI Jinping a évoqué l’idée d’un « rêve chinois » – Zhongguo mèng -, en réalité un dessein qu’il indiquait comme ligne de vie au peuple chinois : « restaurer la gloire passée de la Chine et de l’Etat, rappeler le désir séculaire d’une Chine moderne, riche et puissante, rendre les Chinois fiers et heureux afin de maintenir la stabilité sociale ». Ce rêve ne relève pas du mirage ou de l’utopie, comme des Occidentaux rationalistes pourraient le comprendre, mais bien d’une perspective qui, pour être éloignée dans le temps, n’en consiste pas moins en un « projet » et un objectif en termes stratégiques. « Nous voulons réaliser le rêve chinois non seulement pour le bien du peuple chinois, mais aussi pour tous les peuples », selon la citation de Xi Jinping inscrite sur le monument récemment érigé à Beidaihe, le temple balnéaire des hiérarques du PCC. C’est ce « projet » universel et cet objectif lointain que nous allons nous efforcer de décortiquer, à la lumière de l’histoire récente bien sûr mais surtout en remettant à jour les conceptions chinoises les plus anciennes, en particulier la vision taoïste du monde telle qu’elle est exprimée par le « Tianxia2 », l’idée d’un monde unifié et harmonieux. Il est probable que cette idée habitait déjà Mao Zedong et qu’il a cru pouvoir, malgré des circonstances défavorables et une situation économique déplorable, brûler les étapes et l’imposer prématurément au peuple chinois à travers la Grande Révolution Culturelle de 1966. Le lourd échec de celle-ci et la dégradation accrue de la situation ont obligé son successeur à changer de méthode et à reprendre le problème à la base, chinoise bien entendu.
En adepte convaincu de la doctrine taoïste et en stratège averti des méandres de l’histoire, le « petit timonier » Deng Xiaoping a appliqué une méthode fréquemment pratiquée par les empereurs chinois en début de dynastie : tenir compte des circonstances – et des échecs – et faire l’exact contraire de son prédécesseur pour atteindre le même objectif. Telle est la signification de la symbolique du chat : peu importe sa couleur du moment qu’il attrape des souris !
Ne conservant de Mao que les 50 % jugés valables et qui s’appellent « le socialisme à la chinoise », Deng va lui adjoindre « le socialisme de marché », cette bouture de capitalisme qui permettra à la Chine, en seulement trente ans, non seulement de corriger les sombres erreurs du maoïsme, mais aussi et surtout de sortir du sous-développement. Les Trente glorieuses chinoises, sous les règnes des deux successeurs de Deng – Jiang Zemin et Hu Jintao -, conduiront la société chinoise vers l’objectif fixé d’un niveau de vie de « petite aisance » – xiao kang en chinois -, atteint en moyenne et largement dépassé pour plus de six cents millions de Chinois ; réussite exceptionnelle due à une expansion phénoménale et à des taux de développement annuels à deux chiffres, mais qui, d’abord, est encore insuffisante à enrichir « tout le peuple chinois » – il s’en faut de quelques centaines de millions d’habitants – et qui, ensuite, par sa rapidité forcément désordonnée, a provoqué simultanément « trois montagnes » de problèmes : des inégalités criantes, une corruption généralisée et un désastre environnemental alarmant. La Chine de 2013, lorsque Xi Jinping accède au pouvoir suprême – il était vice-Président depuis 2008 -, est sortie de l’ornière certes et remise en selle, mais néanmoins « tout reste à faire » tant sur le plan socio-économique intérieur complexe qu’à l’égard d’un monde extérieur rendu très compliqué par les conséquences de la globalisation. De même que Deng avait rompu avec les pratiques maoïstes pour sortir la Chine économique de l’ornière, l’Oncle Xi doit changer de logiciel pour éviter l’impasse qui menace la Chine de 2018.
Dans cette Chine éternelle, dynastique et circulaire, Xi Jinping reprend le cycle trentenaire de ses prédécesseurs pour envisager de faire de la Chine, à l’échéance de 2049 – centenaire de la RPC -, une société développée et moderne. Le rêve paraît donc tout à fait éveillé et la perspective de 2049 assez réaliste, en tout cas à portée d’une Chine déjà en avance à bien des égards sur le calendrier. Ce « rêve chinois » comprend plusieurs volets. Outre l’accession à la modernité pour l’ensemble du pays, ce qui pour son 1,4 milliard d’habitants suppose une croissance économique forte et continue ainsi que la maîtrise des technologies avancées, la Chine se projette comme une « puissance globale », exportant son modèle de développement, étendant son influence culturelle, proposant ses solutions financières et techniques…Et ce dernier volet a un nom depuis le forum de Pékin en mai 2017 : c’est le RBI, pour « Road and Belt Initiative ».
Le mot important est bien celui d’initiative. Après un long siècle d’humiliations, trente ans de « copiage » de la mondialisation occidentale, la Chine est enfin revenue aux manettes et cherche à reprendre l’initiative perdue au début du XIXe siècle. Pour un peuple convaincu de son exceptionnalité et de sa supériorité depuis plus de trois mille ans, ce retour au premier rang est un sujet de fierté fondamental. Quels que soient les avatars du PCC, ses fourvoiements, ses crimes et sa dictature, l’ensemble des Chinois ne peut que lui être reconnaissant d’avoir réussi à tourner cette page d’histoire incongrue et avilissante. Le Président Xi l’a mesuré d’emblée et en joue à fond pour asseoir et consolider son pouvoir.
Qu’est-ce que la RBI ou le projet encore dénommé OBOR : « One Belt, One Road », – une ceinture, une route » ? Une nouvelle « route de la soie », un pont entre l’Orient et l’Occident, une alternative aux réseaux du commerce international, une sorte de plan Marshall mondial ? Probablement un peu de tout cela, mais surtout l’expression concrète de la vision d’un monde à la chinoise, libéré des perversions et des tentacules de la pieuvre américaine et reconstruit à sa manière dans l’intérêt universel de la nation chinoise.
Un peu d’histoire…
Ce projet, sur lequel nous reviendrons en détail, fait appel aux réminiscences de la « Seidenstrasse », cette route de la soie ainsi dénommée dans les années 1870 par le géographe allemand Frédéric von Richthoffen, et qui fut, dans les temps antiques, la voie par laquelle les Hans parvenaient à contourner leurs redoutables voisins Xiongnu (le nom chinois des Huns) et à échanger avec les Yuechi, les Scythes puis les Parthes leurs célèbres et coûteux rouleaux de soie contre d’indispensables chevaux pour leur cavalerie et contre des accords matrimoniaux qui devaient leur assurer, le temps des épousailles, un répit de non belligérance avec les prédateurs Mongols. C’est ainsi d’ailleurs qu’en 420, à l’occasion du tribut d’une princesse chinoise à un khan mongol, celle-ci, avertie à temps de ses futures conditions de vie, inséra dans son chignon quelques cocons de soie que les douaniers de Dunhuang, respectueux du protocole impérial, se gardèrent bien d’aller chercher dans son intimité et dont elle put alors faire l’offrande à son futur seigneur. Le secret de la soie ainsi percé, puis confirmé au début du VIe siècle par les espions de l’Empereur Justinien, la culture des bombyx et le tissage de ce produit de luxe se répandirent en Sogdiane d’abord puis dans l’empire byzantin. Entretemps, la soie s’était propagée, grâce aux marchands perses et levantins jusqu’à Rome où sa mode était à son comble, perturbant la vertu romaine nous raconte Pline le Jeune et ruinant les élites impériales qui devaient payer ce tissu chatoyant à son poids d’or.
Mais on ne doit pas se focaliser sur la soie, même si ce produit de luxe fut longtemps la monnaie d’échange des Hans, qui leur permit d’acquérir non seulement les chevaux essentiels à leur cavalerie – en particulier les « chevaux célestes » de la vallée de Ferghana – mais aussi de découvrir des produits étrangers venant de l’ouest méditerranéen et du sud indien. Les chemins qu’ils empruntaient, aussi dangereux et risqués fussent-ils, leur servaient de lien ombilical avec le reste du monde. Et, contrairement à l’idée du Tianxia qui aurait voulu que la vision chinoise s’étendît sur le monde, ce sont des conceptions « barbares », en particulier des religions comme le christianisme nestorien, le bouddhisme indien, le zoroastrisme iranien, qui parvinrent jusqu’au sein de la Chine impériale et, pour certaines, s’y propagèrent. D’une certaine façon, la Chine exportait ses rouleaux de soie et importait des idées ; en tout cas, elles empruntaient les mêmes itinéraires. Si ce déséquilibre des « valeurs » marque les prémisses de la route de la soie jusqu’à la conquête arabe au VIIIe siècle, il s’accentuera bien plus tard avec les conquêtes coloniales européennes.
Mais ne brûlons pas les étapes et revenons à l’Empire des Hans pour insister sur le rôle clé de son voisinage centre-asiatique. Constante de la route de la soie, pendant tout l’empire romain et jusqu’à la dynastie des Tang, aucun Chinois ne dépassa le golfe Persique et aucun Romain ne s’aventura au-delà de la mer Caspienne ; les intermédiaires perses puis leurs voisins et successeurs s’étaient appropriés le commerce du coûteux tissu auquel étaient associés les épices indiennes, les fourrures mongoles et tous les produits de luxe dont étaient friandes les personnes fortunées, qu’elle fussent chinoises, européennes ou centre-asiatiques. C’est ainsi que le cœur du continent amassa une richesse considérable autour de villes comme Samarkand, Merv, Bactres… La route de la soie était en fait cantonnée à sa section chinoise – le corridor du Gansu et le bassin du Tarim jusqu’à Kashgar conquis dès le IIe siècle par le célèbre colonisateur de l’Ouest que fut le Général Ban Chao – alors que le carrefour d’Asie centrale concentrait tous les échanges et redistribuait les produits dans toutes les directions du monde connu. Les premières leçons que nous enseigne l’histoire sont, d’une part que la route chinoise de la soie ne dépassa jamais les obstacles géographiques du Pamir, de l’Hindou-Kouch et des Tianshan (les monts Célestes), d’autre part que la relation terrestre entre l’Orient et l’Occident a toujours étroitement dépendu de la situation politique entre ces hautes chaînes montagneuses et la région qui les sépare de la mer Caspienne. Sans libre passage en Asie centrale, la route de la soie est une fiction.
Et justement l’histoire de cette région centrasiatique, depuis la conquête arabe au VIIIe siècle jusqu’aux affrontements anglo-russes du XIXe siècle, fut aussi mouvementée que compliquée. Les flux et reflux des envahisseurs y furent incessants et, hormis les siècles d’abord de la domination arabo-musulmane puis celle de l’Empire des steppes (décrit par l’historien René Grousset) où Gengis Khan et ses successeurs jusqu’à Tamerlan imposèrent leur autorité sur le plus grand empire que le monde ait jamais connu, l’instabilité de la région fut préjudiciable au commerce entre les pôles extrêmes du continent ; et ce d’autant plus fortement que ceux-ci se trouvaient en crise ou se renfermaient sur eux-mêmes. Du côté chinois, après l’époque faste et mouvementée de la dynastie des Tang, l’Empire du Milieu déclina et se replia au sud du Yang Zi sous la pression constante des Mongols. Du côté européen, après l’apogée carolingien et l’entente avec le monde arabo-musulman, les querelles féodales divisèrent les royaumes chrétiens jusqu’à l’aventure commune des Croisades (XIe-XIIIe siècles). Celles-ci permirent d’abord aux Européens de découvrir les fastes orientaux, les immenses richesses accumulées par Byzance, Antioche et les comptoirs levantins, puis à la cité vénitienne d’imposer son leadership sur le commerce mondial. Lorsque les Mongols installèrent leur empire sur la quasi-totalité de l’Asie à la fin du XIIIe siècle et qu’ils comprirent tout l’intérêt qu’ils avaient à établir de solides relations commerciales avec le monde méditerranéen, Venise supplanta Byzance (pillée et ruinée par les Croisés) et devint la porte d’entrée de l’Occident. La place Saint-Marc en témoigne encore aujourd’hui. La geste de Marco Polo (1270-1295) s’inscrit dans cette relation momentanément apaisée entre l’Europe méditerranéenne et le lointain Orient.
Avant que l’Asie centrale se trouve elle-même en proie aux divisions, deux événements considérables vont alors toucher les extrêmes du continent eurasiatique. A la fin du XIVe siècle, la dynastie mongole des Yuan est chassée par une dynastie populaire, celle des Ming. Sous l’égide de l’empereur Yongle qui renforce la Grande Muraille et construit la Cité interdite de sa capitale Pékin, la Chine connaît une période d’expansion tous azimuts, où l’on voit pendant quinze ans l’Amiral Zheng He arpenter les mers du sud à la tête d’une flotte gigantesque. Puis, brutalement, sans que l’on en comprenne encore aujourd’hui les raisons, dans les années 1435 la Chine des Ming se replie sur elle-même, abandonne ses périples maritimes, démonte ses chantiers navals et détruit sa flotte. Sans doute la menace mongole, toujours vivace, et les déjà considérables problèmes internes de l’Empire du Milieu sont-ils à l’origine de cette fermeture de la Chine au monde extérieur qui ne se démentira pas pendant les quatre siècles suivants, jusqu’au moment où les Anglais en forcèrent les portes. A peu près à la même époque, la poussée turco-mongole s’amplifia aux frontières du Saint-Empire et de l’empire byzantin, rasant toute vie sur son passage et véhiculant la peste noire qui, à partir du siège de Caffa en Crimée (1347) où les assaillants bombardèrent la ville avec des cadavres pestiférés, l’épidémie se répandit comme un incendie dans toute l’Europe et en Afrique du nord, y tuant selon les régions d’un tiers à la moitié de la population ; pour ajouter à ce décor sinistre, la guerre de Cent ans ravageait la France, contribuant à l’appauvrissement européen.
La prise de Constantinople en 1453 et la chute de l’Empire d’Orient byzantin au profit des Ottomans soldait définitivement le passé romain et chrétien de l’Asie mineure. Au Moyen-Orient, la Perse reprenait la main sur ses territoires au sud de la Caspienne et s’opposait au Califat sunnite qui s’était installé à Bagdad puis à Damas. L’Orient et l’Europe s’étaient non seulement repliés sur leurs problèmes internes mais ils étaient en outre séparés par la situation conflictuelle en Asie centrale. La route des caravanes était devenue très dangereusement praticable. Cependant les richesses orientales faisaient toujours rêver les aventuriers européens, notamment ceux qui envisageaient, puisque la terre était désormais ronde (dixit Copernic) et que la voie terrestre était longue et risquée, d’aller aux Indes par la voie océanique. Les progrès techniques, avec la boussole et le gouvernail d’estambouc, permettaient enfin de s’affranchir du cabotage et d’affronter les immensités océaniques.
C’est bien l’idée d’un Génois, dont la cité était la grande rivale de Venise dans le commerce oriental, de chercher une route maritime directe pour atteindre le pays du Grand Khan, s’affranchir de coûteux intermédiaires et en rapporter d’immenses richesses. L’épopée de Christophe Colomb s’inscrit dans celle des routes de la soie et va atteindre indirectement tous ses objectifs.
Un nouveau monde
La découverte de l’Amérique en 1492 amorce un cycle de révolutions qui vont confirmer le déclin déjà amorcé des routes transcontinentales entre l’Extrême-Orient et l’Europe et donner aux relations océaniques une ampleur croissante jusqu’à nos jours. Si l’Amérique n’était pas l’Inde fantasmée et recherchée, elle n’en recélait pas moins de richesses et notamment des métaux précieux : l’or du Pérou en particulier qui a déferlé sur l’Espagne puis sur l’Europe aux XVIe et XVIIe siècles, donnant aux pays européens une encaisse monétaire et un pouvoir d’achat considérables ; cet or financera entre autres les somptueux palais espagnols et également, ne l’oublions pas, le château de Versailles.
Mais l’exploit de Colomb n’est pas isolé, Vasco de Gama puis Magellan et toute une série de grands navigateurs vont reconnaître de nouvelles voies maritimes, traversant les océans et implantant des comptoirs aux divers points stratégiques du monde. Cette politique d’hameçonnage inaugurée par le Portugais et les Espagnols – qui se partagent alors le monde selon la clé de répartition papale du traité de Tordesillas en 1494 – sera amplifiée par les Hollandais puis généralisée par les Britanniques. C’est ainsi que, en moins d’un siècle, enhardis par leurs exploits maritimes et enrichis par l’essor prodigieux du commerce exotique, les Européens vont sillonner le monde et entreprendre de le coloniser.
La suprématie maritime en même temps que la révolution technique, celle notamment des armes à feu, vont conférer aux puissances européennes océaniques – Pays-Bas, Espagne, Angleterre et France – une supériorité militaire qui ne se démentira pas pendant quatre siècles et qui fera d’elles les seules bénéficiaires – politiques et militaires – des Temps modernes. En moins d’un siècle, la marine à voile, les armes à feu et l’or vont renverser le cours de l’histoire et en déplacer l’axe terrestre traditionnel vers l’océan Indien ; ce que les Anglais vont vite appeler la route des Indes, dont les étapes les plus célèbres sont Suez, Aden, Singapour, les comptoirs indiens et, au bout de la route, Canton et Xiamen. Au XVIIe siècle, les célèbres Compagnies des Indes détiennent le monopole du commerce avec l’Orient et deviennent de ce fait les véritables maîtres du monde dont les intérêts vont se confondre avec ceux de leurs Etats tutélaires. C’est ainsi que la politique étrangère britannique sera étroitement alignée sur celle de ces empires commerciaux et financiers. Concrètement, le 1er décembre 1600 la reine Elizabeth I confère pour vingt ans à la Compagnie anglaise des Indes orientales le monopole du commerce transocéanique, systématisant ainsi le modèle inauguré par les Espagnols, les Portugais et les Hollandais, et inspirant la géopolitique pour plus de quatre siècles.
La route des Indes devient très vite en effet l’artère vitale de l’Empire britannique, fournissant à l’Angleterre industrielle et commerçante aussi bien le coton égyptien que les épices indiennes, le thé ou les porcelaines chinoises et, plus tard, le pétrole iranien. Et c’est autour de cet axe maritime – Gibraltar, Méditerranée orientale, mer Rouge, golfe Persique, océan Indien, détroit de Malacca, mer de Chine – que les Britanniques vont vouloir étendre leur périmètre d’action pour élargir leur influence et garantir leurs ressources en produits exotiques et en matières premières. La route de la soie terrestre est alors délaissée et ce d’autant plus qu’elle est devenue impraticable. En effet, à partir de Pierre le Grand, la Russie entre dans le concert des puissances coloniales et entreprend de s’aventurer bien au-delà de l’Oural vers la Sibérie orientale et au sud vers ce qu’on appelle « les mers chaudes » à travers l’Asie centrale. En effet, si la Caspienne est un lac, la mer Noire débouche à l’ouest sur les détroits contrôlés par les adversaires turcs, et la Russie de ce fait ne peut se relier aux grands courants commerciaux et stratégiques du monde ; elle n’aura donc de cesse – il en sera de même pour l’Union soviétique – de trouver des alliés en Asie centrale, d’y établir un corridor nord-sud et de s’implanter dans la zone iranienne pour atteindre l’océan Indien. Ce faisant, elle entretiendra – et ce au moins jusqu’à la fin de la guerre froide – une large zone d’insécurité depuis le Caucase jusqu’à l’Afghanistan.
La Chine, qui commerçait assez librement avec ses voisins/vassaux asiatiques par les itinéraires terrestres des routes de la soie via le Xinjiang actuel, et avec les pays européens via ses nombreux ports de la côte orientale – Canton, Shanghai, Tianjin, etc. – se trouve dès la fin du XVIIIe siècle en butte à des puissances coloniales de plus en plus voraces et devenues très agressives. La multiplication des zones d’affrontement sur des territoires aussi vastes interdira à l’Empire du Milieu d’en conserver l’intégrité ; en une centaine d’années, les Traités inégaux vont mordre dans cet immense domaine, au nord et à l’ouest, notamment au profit de la Russie, en Sibérie orientale et au Turkestan dit chinois. Au sud, c’est l’Angleterre impériale qui s’empare de Hong Kong et qui exige, via Canton, l’échange insolite du thé chinois dont elle ne peut se passer en quantités toujours croissantes contre l’opium afghan, indien ou birman qui ménage son encaisse métallique et ses précieux lingots d’argent métal. L’Empereur jaune s’y oppose et l’Angleterre passe en force : ce sont les guerres de l’opium à partir de 1840, de triste mémoire pour la « loyauté » commerciale des Européens, de honte et d’humiliation pour ce qui forgera la « nation » chinoise. De guerre en guerre jusqu’au début du XXe siècle – la France en a conduit, seule ou avec les Anglais, quatre en soixante ans -, la Chine assujettie est dépecée en zones d’influence entre Russes (en Sibérie et Asie centrale), Japonais (en Mandchourie et Corée), Allemands (au Shandong), Anglais (essentiellement Canton et Hong Kong), Portugais toujours à Macao, et Français (Shanghai et Tianjin). Tous ces pays, chacun à sa manière, exploitent la Chine dans une ambiance coloniale, très loin des relations de puissance qui s’étaient établies dans les siècles précédents, encore plus loin de l’imperium chinois qui régnait au temps des dynasties Tang, Song, Yuan et Ming. La route de la soie est bien morte car son artère vitale et terrestre est coupée aux frontières du Xinjiang par la rivalité anglo-russe ; et ses débouchés maritimes sur l’océan Pacifique sont tous aux mains des puissances coloniales.
Le déclin et la fin de l’Empire chinois en 1911, l’incertitude d’une République affaiblie et controversée par la montée de la contestation nationaliste et communiste d’une part, par l’hostilité, l’invasion puis l’occupation japonaise d’autre part, autant de facteurs déterminants qui contribueront à faire de la Chine la grande absente du monde au XXe siècle. Non que l’histoire y soit sans importance mais qu’elle s’y déroule à part et hors du monde. Et la situation en Asie centrale, aux anciens débouchés des routes de la soie, ne fait que se détériorer au détriment de la Chine. Pour faire suite à la colonisation russe au XIXe siècle, l’Union soviétique s’impose sans états d’âme à l’est de la mer Caspienne, rêvant toujours de se frayer un chemin vers les mers chaudes, ce qui suppose de contrôler l’Afghanistan-Pakistan et d’avoir un pied en Iran, un autre en Inde. C’est effectivement dans ces pays que les Soviétiques vont tenter de s’investir, toutes les autres républiques en -stans étant réunies à l’URSS, et c’est aussi dans ces pays que les Anglais puis les Américains vont faire face à l’envahisseur soviétique autant pour des raisons géopolitiques évidentes que pour le contrôle des ressources pétrolières, parmi les plus importantes du monde. La Chine est alors hors-jeu dans la région et l’immense territoire du Xinjiang, désertique et montagneux, lui sert réellement de frontière au sens d’espace de sécurité stratégique.
Lorsque Deng Xiaoping décida, au début des années 1980, d’atteler la Chine au paquebot de la mondialisation, c’est naturellement à partir des ports puis des zones franches de la côte Pacifique où la production industrielle et le commerce vont se développer, ces régions maritimes concentrant depuis cette époque l’essentiel de la richesse économique chinoise. Le « petit timonier » ne fait alors qu’utiliser avec un opportunisme remarquable les facilités portuaires qu’avaient en leur temps créé et exploité les puissances coloniales. La Chine chausse les bottes de la mondialisation et appuie sa phénoménale émergence sur les grands courants commerciaux institués dès le XVIe siècle par les puissances occidentales.
Le projet « Une Ceinture, Une Route »
L’étude sur la carte de ces grands courants commerciaux mondiaux tels qu’ils sont établis en 2015 montre l’importance primordiale des trois façades maritimes qui concentrent l’essentiel du trafic mondial, les côtes chinoise et américaine de l’océan Pacifique, la côte européenne de l’océan Atlantique – mer du Nord. Cette concentration sur trois voies maritimes de 90 % du commerce mondial peut être considérée par le leadeur du marché qu’est devenue la Chine : primo comme une vulnérabilité stratégique – les détroits de Malacca et d’Ormuz en particulier – ; secundo comme une simplification abusive du monde qui ignore des zones continentales importantes ainsi que de nombreuses populations défavorisées ; tertio comme une insupportable mainmise de quelques grandes puissances occidentales sur les artères vitales du monde.
Le projet OBOR, tel qu’il a été officiellement présenté en mai 2017 à Pékin au cours d’une grand-messe à laquelle assistaient plus de soixante pays officiants présente à première vue toutes les caractéristiques pour corriger et contrer ces trois défauts majeurs du système qui investit le monde actuel, vu de Chine. Mais, au-delà, il procède surtout de la philosophie du Tianxia, telle qu’elle a été ébauchée plus haut, et sur laquelle il faut revenir brièvement tant elle semble l’inspiratrice principale de ce projet. Invention de la dynastie antique des Zhou, le Tianxia se présente comme une représentation d’un monde unique – tout sous le même ciel – d’où découle le principe universel qui doit dicter son organisation politique à une humanité cohérente et harmonieuse par destination. Hors de ce système unifié, il ne peut y avoir que désordre et chaos dus aux logiques de division provoquées par la multitude et la dispersion des Etats, des nations, des peuples, mus par leurs seuls intérêts corporatistes ou individuels. La vision chinoise propose un concept d’inclusion du monde – et de l’humanité – dans un système unifié, celui de « Tianxia de dix mille contrées ». Il s’oppose en tous points au système mondial impérialiste, dont nous avons suivi les péripéties au cours des derniers siècles, qui est fondé exclusivement sur les intérêts de quelques-uns, les Etats-puissances. Le nouveau jeu international ouvert par la mondialisation et par l’accession de la Chine aux responsabilités mondiales, incite celle-ci, pour espérer ne pas se laisser absorber par le système mondial en vigueur, à revisiter son histoire et à proposer ce « rêve d’harmonie » à une humanité effectivement disparate et divisée. Mais en attendant que le rêve devienne réalité, il lui faut faire face aux exigences du moment et, en particulier, aux défauts qui lui paraissent majeurs dans l’organisation présente.
La vulnérabilité stratégique est fortement ressentie venant de la façade Pacifique et ce depuis les « humiliations » du XIXe siècle. Pour la réduire ou la contourner, quatre dossiers sont jugés essentiels à des degrés divers : Taïwan d’abord, sujet non négociable dont la seule évocation fait entrer en transes n’importe quel apparatchik du Parti ; la Corée du Nord ensuite, pion capital dans le bras de fer avec les Etats-Unis et qui pourrait devenir une carte maîtresse dans le jeu asiatique ; les îlots et récifs des mers de Chine septentrionale et méridionale qui vont servir de bases avancées pour reculer les limites maritimes chinoises et donc pour soulager la pression que fait peser la flotte américaine ; le variantement portuaire en cours par les corridors du Laos, de la Birmanie et de la Malaisie pour accéder directement au golfe du Bengale, irriguer le sud-est asiatique et s’affranchir du détroit de Malacca.
Les grands circuits maritimes actuels procèdent des héritages coloniaux comme des intérêts des puissances commerciales ; ils ignorent des pans entiers de l’humanité et délaissent des zones qui, de ce fait, sont tenues à l’écart du développement mondial. Il y a là un enjeu considérable qui touche une partie de l’Afrique, l’Amérique du sud, l’Europe centrale et méridionale et, bien évidemment l’Asie centrale. Le projet OBOR vise à compléter ces voies en diversifiant un réseau trop concentré et à y favoriser une nouvelle clientèle pour les entreprises chinoises. Sans compter les opportunités nouvelles comme la route arctique, rendue possible par le réchauffement climatique et par les technologies navales. Le projet chinois offre donc une complémentarité à un réseau mondial jugé restrictif et insuffisant, mais il présente surtout une alternative à un système maîtrisé depuis toujours par les grandes puissances commerciales, européennes et américaine. Cette alternative procède du Tianxia et de la multitude de routes, aussi bien terrestres que maritimes, qui permettent son extension pacifique et enrichissante sur le monde entier.
Avant d’en décrire le plan tel qu’il est mis en œuvre en 2018, il faut revenir sur les raisons politiques qui ont présidé à son élaboration et que nous n’avons fait qu’évoquer. Certes, il y a, à la base, la nécessité pour les dirigeants chinois d’aborder la troisième phase de la « renaissance » de l’Empire du Milieu, après celles de Mao et de Deng, mais il ne faut pas sous-estimer les raisons dues aux problèmes intérieurs chinois qui, rappelons-le, ont toujours été, dans la plurimillénaire histoire chinoise, la clé de voûte de toutes ses orientations politiques.
OBOR est d’abord et avant tout un projet à usage interne. En effet, il faut garder à l’esprit qu’en Chine plus qu’ailleurs et même à l’heure de la mondialisation, tout procède de la situation intérieure et du fameux « Tianming », le mandat du Ciel. Depuis près de quarante ans et la célèbre objurgation de Deng aux Chinois de « plonger dans la mer », métaphore employée pour encourager les Chinois à se lancer dans les affaires, ceux-ci dans leur très grande majorité sont obsédés par le « yuan » – l’argent ; ils ne parlent que de « fric », ne pensent qu’à ça et se débrouillent pour en gagner, voire en « trouver » le plus possible. Cette sujétion d’un peuple entier au dieu « yuan » explique en grande partie la généralisation de la corruption, tant il est avéré que tout, sans guère d’exception, se monnaye et s’achète. Sans nécessairement prétendre à dévaluer ce goût excessif pour l’argent, le Parti souhaite détourner l’attention des classes moyennes pour les mobiliser vers un grand projet qui exalte leurs racines culturelles, leur fierté nationale et leurs intérêts : sortir la tête du porte-monnaie et envisager la « grandeur » de la Chine. Il faudra sans doute des années et quelques résultats spectaculaires pour que l’effet mobilisateur du projet OBOR soit manifeste, mais le Parti se doit d’offrir une alternative idéologique au matérialisme corrupteur actuel.
Sur le plan socio-économique, la situation chinoise est très déséquilibrée et le projet OBOR vise à réduire les inégalités criantes entre les provinces maritimes orientales qui bénéficient de la plupart des industries exportatrices et celles du grand ouest, enclavées et peu développées. Les écarts de richesse y sont de un à dix et s’accroissent chaque année de façon arithmétique. C’est pourquoi la Chine a un besoin vital d’un nouveau grand chantier à l’échelle de ce pays-continent qui permette aussi bien de redynamiser son économie que de rétablir les équilibres régionaux. Cette bascule du développement vers « Xiyu » – le far-west du Xinjiang et du Gansu en particulier (plus de deux millions de km2) – est cruciale pour l’harmonie sociale et économique chinoise, mais à condition qu’elle débouche sur les pays voisins d’Asie centrale par des infrastructures modernes et performantes. Et la construction de celles-ci pourra alors absorber une partie non négligeable des immenses surcapacités industrielles (acier, bois, ciment…) qui, à travers d’énormes entreprises étatiques, ont désormais moins à s’employer en Chine centrale et plombent la dynamique libérale de l’économie chinoise. Les ressources actuelles en hydrocarbures de la Dzoungarie et celles potentielles en gaz et pétrole de schiste de l’immense désert de Takamaklan, augmentées de celles des oléo- et gazoducs provenant de Russie et du Kazakhstan, permettent d’envisager une forte industrie pétrolière et chimique dans la région. C’est un axe de développement parmi d’autres – notamment celui des infrastructures routières, ferroviaires et logistiques qui reprennent les anciens itinéraires et lieux d’étape des caravanes – mais qui donnera sa crédibilité et son élan au projet OBOR. Développer le grand ouest chinois est la clé de voûte du projet, à partir duquel l’irrigation des pays voisins sera rendue possible et, espèrent les dirigeants chinois, favorablement accueillie.
S’agissant des façades terrestres chinoises, le plan OBOR consiste à créer cinq corridors, sortes de gros tuyaux comprenant voies ferrées et autoroutes, reliant la Chine, d’une part au sud-est asiatique à partir de Kunming, la capitale du Yunnan, vers la Malaisie et Singapour via le Laos, vers le golfe du Bengale via la Birmanie, d’autre part à l’Asie centrale à partir de Kashgar vers le Pakistan et le port de Gwadar, à partir de Khorgos vers le Kazakhstan et les pays de la mer Caspienne. Comme on l’a déjà mentionné, ces corridors ont le double objectif de favoriser les zones frontalières et d’ouvrir de nouveaux marchés aux produits chinois mais aussi de multiplier les points d’échange et de pouvoir s’affranchir, le cas échéant, des ports – vulnérables – de la côte Pacifique.
Mais le plan est plus ambitieux encore puisqu’il se place dans la vision du Tianxia et de la nécessité de rattacher, partout où cela est possible et rentable, une majorité de pays au grand réseau commercial mondial. Le plan OBOR se projette bien au-delà des atterrages chinois puisqu’il envisage aussi bien de se prolonger en Afrique à partir de Djibouti et de Dar-el-Salam vers l’Ethiopie et le Kenya, de lancer des passerelles en Europe du sud à partir du Pirée ou de Thessalonique en direction de Sofia et Budapest, visant ainsi des zones encore peu ou mal développées et à potentiel important. Il faut ajouter à cette stratégie de la pieuvre étendant ses tentacules vers le monde que ces propositions ne sont pas théoriques, mais qu’elles sont accompagnées de moyens financiers colossaux, une cinquantaine de milliards de dollars en première dotation de la nouvelle Banque Asiatique d’Investissement dans les Infrastructures (BAII), fonds qui pourraient à terme dépasser les 1 000 milliards de dollars. Cette carotte financière est très attrayante pour les pays intéressés et s’apparente à bien des égards à ce que fut le plan Marshall pour l’Europe d’après-guerre. Mais cette seule perspective financière sera-t-elle suffisante pour séduire ces pays très divers et, pour beaucoup, peu habitués aux manières de faire chinoises quand ils ne leur sont pas carrément hostiles ? D’autant qu’elle entraînera pour les pays cibles un fort endettement sur lequel la directrice du FMI a récemment attiré l’attention, les intéressés devenant en outre des « obligés » de la Chine.
Un pari risqué pour la Chine
On mesure mieux ainsi l’enjeu national et l’ampleur mondiale que représente pour la Chine l’initiative « une ceinture, une route ». Mais ce qui sera déterminant dans les prochaines années pour le succès du projet, c’est aussi bien l’adhésion du peuple chinois que l’accueil de la communauté internationale.
S’agissant du premier, personne ne doute de l’autorité du Parti, encore renforcée par le sacre de Xi Jinping lors du XIXe Congrès, ni sur sa capacité à conduire un tel projet. Mais on nous permettra d’être plus sceptique sur l’enthousiasme du peuple chinois à l’égard d’un far-west austère qui ne l’attire guère et ce d’autant moins que la farouche population ouïgour, majoritaire dans les oasis du Xinjiang, n’est en général pas favorable aux Hans. Le retard de développement des campagnes et des provinces ou régions de l’ouest, les inégalités géographiques et sociales sont tellement béantes qu’il faudrait une injection massive d’investissements pour stopper cette dégradation et inverser la tendance. C’est donc un pari pour le PC qui, d’une certaine façon, y joue son avenir, et pour le Président Xi qui en fait un des marqueurs de la future « société moderne » qu’il a donnée comme objectif pour les trente prochaines années.
Ce sera sans doute plus compliqué s’agissant de l’attitude de la communauté internationale. Tout d’abord pour les pays périphériques dont la plupart ont entretenu et entretiennent encore des relations méfiantes à l’égard de la Chine. C’est vrai depuis longtemps des pays du sud-est asiatique comme le Vietnam et le Cambodge, mais la Malaisie pourtant très sinisée, la Thaïlande ou la Birmanie peuvent s’inquiéter de l’ « invasion économique » et de la puissance financière chinoise. D’autant que l’aménagement hydroélectrique du Mékong en amont du Laos ne manquera pas d’avoir des répercussions de tous ordres sur la vie des populations implantées en aval.
Du côté centrasiatique, les sept pays en -stan, en proie aux rivalités internationales et aux conflits locaux depuis au moins deux siècles, ont vu leurs capacités économiques se détériorer considérablement et sont demeurés dans un profond état de sous-développement ; la « colonisation » soviétique n’a rien arrangé, entraînant aussi une dégradation de l’environnement et des ressources naturelles, comme la culture intensive du coton en Ouzbékistan qui a contribué à assécher la mer d’Aral. Mais ils regorgent d’hydrocarbures encore très peu exploités, notamment en mer Caspienne, en Ouzbékistan et au Turkménistan, réserves de gaz qui permettraient à la Chine de se désintoxiquer rapidement du charbon hégémonique dans sa production électrique et dont il faudrait qu’elle diminue la part pour commencer à dépolluer le pays et, accessoirement, satisfaire aux recommandations de la COP21. On sait par ailleurs que ces pays d’Asie centrale font partie de l’OCS, organisation de sécurité très largement financée par Pékin mais dont les résultats jusqu’à présent sont peu probants et dont il n’est pas impossible que la minceur ait pu être à l’origine d’une partie du plan OBOR.
Parmi ces pays, la Chine doit pouvoir compter sur le Pakistan, auquel elle a permis d’accéder à l’armement nucléaire, mais le corridor Kashgar-Gwadar qui débouche au plus près du détroit d’Ormuz doit traverser des zones baloutches dont la sécurité est mal assurée. La situation en Afghanistan est tout sauf pacifiée et le mouvement taliban, s’il devait persister, pourrait faire tache d’huile et contaminer ceux des Ouïgours qui sont opposés à la sinisation. Enfin et au-delà, l’Iran des mollahs demeure la clé régionale comme le fut la Perse antique. La « route de la soie » la plus directe relie la Chine à la Méditerranée en passant au sud de la mer Caspienne à hauteur de Téhéran. A défaut de pouvoir rejoindre la Méditerranée tant que la situation en Syrie – et aussi en Irak – est aussi dégradée, l’Iran permettrait d’accéder au golfe Persique et à ses débouchés vers l’océan Indien. On voit bien que la complexité de la géopolitique centrasiatique pose un problème fondamental à la logique du plan OBOR et à ses objectifs méditerranéens.
Pour l’instant et encore pour quelques années sans doute, la relation Chine-Europe est limitée, soit, pour la voie maritime, à l’axe mer Rouge – canal de Suez, soit, pour la voie terrestre, à la liaison ferroviaire nord-Caspienne via la Russie et l’Ukraine. Ces deux voies actuellement utilisées ne sont pas sans inconvénients ni dépendances à l’égard de pays tiers comme l’Egypte et la Russie. Certes, les relations avec le tsar Poutine semblent excellentes mais, dans le bras de fer que celui-ci semble avoir engagé avec l’Union européenne, la liaison trans-russe ne présente aucune garantie de permanence et peut être interrompue à tout moment. Il en va de même pour le canal de Suez dans une zone perturbée par Daech au Sinaï et par les scories du conflit israélo-palestinien. Quant à un couloir via l’Azerbaïdjan et le Caucase, il semble techniquement et politiquement difficile à mettre en œuvre.
Il faut enfin ajouter, et ce n’est pas la moindre des questions, la présence et les intérêts des Américains dans la région. La présence militaire d’abord en Afghanistan qui risque de durer tant la situation y est incertaine, ainsi que dans les pays environnants où les forces américaines ont des « facilités » aériennes ; ensuite dans le golfe Persique et en Arabie saoudite dont les Etats-Unis sont le protecteur attitré. On sait à quel point le président américain s’oppose aux dirigeants iraniens, non seulement sur le sujet nucléaire mais aussi en raison de leur opposition à Israël et de leur volonté de créer un « axe chiite » qui relierait les trois capitales Téhéran, Bagdad, Damas et aurait prise sur Beyrouth. Une alliance entre Pékin et cet axe chiite ouvrirait effectivement la route transasiatique vers la Méditerranée, mais on peut considérer que les Etats-Unis s’opposeront à une telle perspective par tous les moyens, considérables, dont ils disposent encore dans la région.
Après ce bref examen de la situation géopolitique régionale, il apparaît que, si le projet de « pont » entre l’Orient et l’Occident dont OBOR est porteur est théoriquement très séduisant, il est surtout très problématique. C’est d’ailleurs la leçon de l’histoire qui montre que la « route de la soie » n’a eu de réalité que lorsque les pays d’Asie mineure et centrale étaient pacifiés et/ou sous une autorité unique comme celle des Perses de Darius, des Arabes du Califat ou des Mongols de Tamerlan. Aujourd’hui où la région est morcelée en une quinzaine d’Etats divisés par les religions, les intérêts ou les allégeances, le lien Orient-Occident bute sur cette vaste pétaudière géopolitique.
Il y aurait peut-être une façon de traiter ce problème ou du moins de le mettre sur la table diplomatique, si toutefois l’Europe s’y intéressait. Car l’Union européenne et la Chine pourraient peser d’un poids singulier sur les acteurs principaux d’Asie mineure et centrale en leur proposant, au cours d’une conférence internationale tripartite, des plans de paix et de développement. Mais le vrai problème en la matière est que l’Europe se sent très peu concernée par OBOR. Non, encore une fois, que ce projet soit inintéressant, mais parce qu’il suppose pour la concerner que la question centrasiatique soit résolue. En outre, il ne faut pas le cacher, l’Union européenne a d’autres préoccupations, dans sa périphérie avec les courants migratoires transméditerranéens, en son sein avec la sédition des pays d’Europe centrale. A cet égard, la proposition chinoise, au cours de la conférence 16+1 qui s’est tenue à Budapest en novembre 2017 en présence du Premier ministre Li Keqiang, de financer un corridor sud-européen entre le port du Pirée – Thessalonique et les capitales Sofia et Budapest a été perçue à juste titre par Bruxelles comme une ingérence dans les affaires européennes. Seul fonctionne, mais avec un débit faible, le corridor ferroviaire qui, via le Kazakhstan et la Russie, permet d’atteindre Duisburg en Allemagne et Lyon en France ; s’il représente un symbole fort, c’est loin d’être une révolution dans la relation Chine-Europe. En revanche, s’agissant de la partie africaine d’OBOR, l’Union européenne devrait proposer sa coopération et participer avec les entreprises chinoises à la construction d’infrastructures et de zones industrielles sur la façade orientale du continent – Ethiopie, Tanzanie – dont l’essor démographique et le potentiel économique sont importants et susceptibles de créer des foyers de développement régionaux. Le projet OBOR semble être un bon véhicule pour amorcer une coopération sino-européenne efficace dans une Afrique qui a tant besoin d’investissements massifs et coordonnés.
La France, quant à elle, a une carte à jouer aussi bien politique qu’économique et devrait profiter de l’opportunité OBOR pour concrétiser un partenariat stratégique avec la Chine encore assez virtuel. La Chine a peu d’alliés et guère d’amis dans le monde, pour diverses raisons liées à l’histoire et à la politique. La France, qui se flatte de liens privilégiés avec l’Empire du Milieu, dus en grande partie, on doit s’en souvenir, à la reconnaissance de la République populaire par le Général de Gaulle en 1964, a une occasion historique de tendre la main aux dirigeants de Pékin et de s’associer à leur projet. Elle pourrait le faire dans trois secteurs, en Méditerranée dont elle est riveraine, au Proche-Orient et en Afrique dont elle a une connaissance ancienne, tous trois directement visés dans les objectifs des nouvelles routes de la soie. Son association, selon des modalités et des financements à discuter, renforcerait la crédibilité du projet chinois et faciliterait sans doute les relations sino-européennes le concernant. La France, tributaire de ses alliances traditionnelles et exclusivement occidentales, y trouverait un nouveau souffle diplomatique ainsi que des champs d’action inédits. Il est probable que la Chine lui en serait reconnaissante et qu’à terme elle pourrait, grâce à cette initiative, avoir une meilleure opinion des capacités de notre pays et une moindre méfiance à l’égard des démocraties occidentales. En tout cas, ce qui parait à peu près assuré, c’est que la Chine seule et sans alliés puissants peinera à réaliser ce « rêve chinois » qui est pourtant un élément capital de sa réussite.
Eric de La Maisonneuve
Général de division (2S)
Président de la Société de Stratégie
Ancien professeur invité à l’Institut de Diplomatie de Pékin (CFAU)
1 Cet article a été publié dans la Revue de Défense nationale en deux parties (mai et juin 2018).
2 Littéralement « sous le ciel » qu’on peut traduire par l’idée de souveraineté si elle est rapportée à une seule nation ou par celle d’universalité si elle s’applique au monde. Tianxia, c’est le titre du livre remarquable et indispensable de Zhao Tingyang, traduit du chinois par Jean-Paul Tchang aux Editions du Cerf, mars 2018.