Par Daniel Bourmaud
Avertissement : cet article du professeur Daniel Bourmaud sort du champ de réflexion « stricto sensu » de la Société de Stratégie. Mais, si l’on suit l’auteur et on a, à sa lecture, toutes les raisons de le suivre, la force d’entraînement de la théorie wokiste a pris une telle puissance qu’elle est parvenue à structurer la pensée contemporaine et à en faire un des moteurs, sinon le moteur, de l’action collective, ie la stratégie. Elle est aujourd’hui l’amont de toute stratégie et, en ce sens, partie prenante de notre réflexion. (NdR)
Le wokisme touche les démocraties au cœur. Il constitue un défi existentiel pour des sociétés qui, depuis la fin de la guerre froide, croyaient avoir parachevé l’idéal démocratique et incarner la fin (heureuse) de l’Histoire chère à Francis Fukuyama. Or le péril nouveau ne vient pas de l’extérieur. Il se loge à l’intérieur même de ces sociétés. Nouvelle religion politique se substituant au grand récit du marxisme, il infuse dans les interstices les plus intimes des communautés politiques au point de ruiner l’essence même du projet démocratique d’autant plus qu’il ne se revendique jamais comme tel.
1 – Une nouvelle religion politique.
Orphelines du marxisme depuis la fin de la guerre froide, les gauches françaises et européennes ont trouvé refuge dans le wokisme. Elles communient désormais dans une même explication du monde dotée de propriétés identiques à l’ancienne doxa marxiste : un déterminisme univoque, un clivage social binaire, une universalité totalisante.
Au déterminisme économique du marxisme, le wokisme substitue un déterminisme physique : l’homme blanc. Le sexe et la couleur de peau constituent les deux critères qui identifient le grand fauteur de l’histoire. C’est l’homme blanc qui a façonné le monde d’aujourd’hui en fixant l’organisation des sociétés occidentales et leurs rapports avec le reste de l’humanité. Grand architecte de l’histoire jusqu’à aujourd’hui, l’homme blanc dessine en contrepoint les figures des victimes de sa domination absolue : la femme et le non-blanc. A l’antique lutte des classes, le wokisme impose une lutte des sexes (la femme contre l’homme blanc) et des races (les Blancs contre les autres). Aux anciens prolétaires victimes de l’exploitation capitaliste succèdent les féministes en lutte contre leurs « abuseurs mâles » et les colonisés, esclaves de l’époque moderne, dont les immigrés sont le prolongement d’aujourd’hui.
Un front victimaire doit ainsi se former pour abolir l’ordre ancien et accoucher d’un ordre nouveau d’où auront été extirpées les racines du malheur humain. Alors pourra advenir le monde d’après, enfin réconcilié avec lui-même et qui, à l’instar du communisme érigé en stade ultime de l’histoire, signera le point d’aboutissement d’une société enfin libérée de toute entrave.
Autant le marxisme pouvait se prévaloir d’une rigueur analytique, à l’origine d’ailleurs de son succès et de la séduction qu’il a pu exercer notamment sur les milieux intellectuels, autant le wokisme relève d’un bricolage idéologique. Il procède d’un assemblage de différentes influences sans pouvoir rivaliser avec la puissance théorique du marxisme. Il dispose certes de ses grandes prêtresses (Judith Butler…) ou de ses grands prêtres depuis les figures de la French theory (Derrida, Deleuze …) ou des sciences humaines tels, en France, les tenants de la sociologie critique, comme Pierre Bourdieu. Mais il ne peut se revendiquer d’un fondateur unique à l’instar de Karl Marx.
De ces apports dispersés, le wokisme tire sa force d’attraction. Il agrège des causes disparates qui puisent dans son postulat déterministe univoque une clé de compréhension sans doute illusoire mais efficace en termes de mobilisation : la fameuse « convergence des luttes » résume la stratégie du wokisme. Sa force de frappe repose sur l’addition de protestations qui préexistaient mais qui, faute de disposer de la conscience de l’oppression imputable au « mâle blanc » étaient limitées dans leur action. Le wokisme n’a pas inventé le féminisme mais il lui a conféré une radicalité non négociable, condamnant définitivement l’emprise de l’homme blanc. Il n’a pas non plus créé l’écologie politique mais il en a façonné une lecture définitive quant aux changements à apporter : la survie, pas moins, de l’humanité est conditionnée à un bouleversement des modes de vie d’autant plus contestables qu’ils sont enracinés. La critique de l’immigration n’a pas attendu le wokisme pour se manifester. Le tiers-mondisme en faisait un des éléments de son discours critique de l’impérialisme. Mais le wokisme érige les immigrés en « damnés de la terre » dont le sort appelle des politiques publiques non discutables.
Toute interrogation sur le bien-fondé des causes présentées comme existentielles ou sur la pertinence des réponses définies comme seules légitimes appelle une réfutation en amont et en aval. En aval à travers l’appel à la révolte permanente. En amont à travers la rééducation mentale qu’exige l’idéal wokiste. L’adhésion au dogme libérateur ne peut se faire que par une reprogrammation d’esprits aliénés. A la fausse conscience prolétarienne du capitalisme a succédé la fausse conscience des victimes qu’il convient d’éveiller et de réveiller. La réalité à laquelle les victimes s’identifient doit être déconstruite en vertu du paradigme de la construction sociale. Toute réalité est une représentation qui résulte de rapports de domination. Déconstruire ces représentations permettra de faire entrer dans les esprits la nouvelle réalité wokiste. D’où le travail de rééducation dont l’école est le réceptacle privilégié, car l’enfant n’a pas encore intériorisé les catégories mentales qui conduisent ultérieurement à l’adulte aliéné. Il convient de préparer l’enfant à se dépouiller de tout ce qui serait susceptible de répéter en lui les rôles d’homme dominateur et de femme soumise. Fût-ce au prix de la négation de la différence sexuée. Le wokisme réfute ainsi tout fait de nature, le sexe n’étant qu’un attribut de fiction qui ne saurait prédéfinir des différences (d’aptitude, de goût…) et, partant, des rôles. Bouleversant une anthropologie enracinée depuis les origines, le wokisme substitue à la distinction sexuée la différence de genre : chaque individu peut librement définir son appartenance selon son ressenti qui ne se limite pas à un choix binaire : la revendication LGBTQ+ résume sous forme d’acronyme le champ des possibles étant donné que la liste ne saurait être limitative comme l’indique le signe +. Révolutionnant le rapport au réel, le wokisme élabore un nouveau récit global affranchi de toute rigueur épistémologique en s’exonérant de toute réfutation sur le mode poppérien. De ce fait il rallie à sa doctrine des esprits habités davantage par le besoin de croire que par la quête d’une vérité soumise à l’évaluation critique. Bénéficiant du vide spirituel ambiant, la religion séculière qu’est le wokisme irradie des pans entiers des sociétés européennes en quête d’un nouveau sacré.
Le vocabulaire signe le bouleversement qui s’opère. La question sociale, marqueur du socialisme depuis le XIXe siècle, s’écarte doucement pour faire place aux questions sociétales au point de l’estomper puis de pratiquement l’effacer. Lors des élections présidentielles de 2012, la « révolution » Terra Nova officialise le glissement des gauches vers une idéologie qui, pourtant, contredit leurs attaches intellectuelles et historiques. Terra Nova, association de réflexion « indépendante et progressiste » selon sa propre définition, fait valoir que les changements intervenus dans la société française marquent une obsolescence du fonds sociologique ouvrier et salarié auquel les gauches étaient jusque-là adossées. Les nouvelles forces populaires résident désormais dans les populations immigrées et les nouveaux mouvements sociaux gravitant autour de la question écologique et du féminisme. Le discours Terra Nova correspond en tout point à la doxa wokiste et tient lieu depuis de boussole à l’ensemble des gauches. La messe est dite et le wokisme dispose du terreau sur lequel va s’employer à prospérer l’action politique.
2 – Les apôtres de l’évangile wokiste.
Tout évangile a besoin de ses apôtres. Le nouvel évangile woke s’appuie sur un réseau de cercles concentriques chargés de diffuser la bonne parole.
Au cœur de la galaxie wokiste se nichent les apôtres revendiqués en charge de la propagation de la foi. Emanant de la société civile, un conglomérat associatif plus ou moins formel, s’est érigé en gardien du temple. C’est autour des deux figures emblématiques de la cause wokiste, la femme et l’immigré, que se déploie un vaste réseau d’organisations pratiquant un lobbying méthodique. Leur agenda imprègne les instances politiques du niveau local au niveau national sans délaisser l’échelon stratégique qu’est l’Union Européenne. Adossées en France au régime de la loi de 1901 relative au statut des associations, elles disposent d’un maillage serré et drainent de multiples financements croisés, tant publics que privés, qui leur confèrent une force de frappe considérable. Les données les concernant sont difficiles à appréhender en raison de leur dilution. Nombre d’associations épousant pleinement la cause wokiste se revendiquent de causes, générales ou non, qui voilent leur glissement vers la nouvelle philosophie progressiste. La cause des droits de l’Homme en constitue l’exemple le plus emblématique. Originellement, les droits de l’homme, tels qu’ils étaient revendiqués par la LDH (Ligue des Droits de l’Homme) recouvraient les violations des libertés fondamentales reconnues, dites encore « première génération des droits de l’homme » : liberté de conscience et d’expression, d’aller et de venir, droit à l’intégrité physique, droit à un procès équitable… Aujourd’hui, sous couvert des droits désormais renommés humains1, la philosophie wokiste constitue le fil conducteur de toute action de la LDH : les violences policières sont dénoncées a priori dès lors que les victimes correspondent aux catégories wokistes. Les affaires Adama Traoré en 2016 ou Nahel en 2023 illustrent le parti-pris2, la police étant désignée comme coupable avant même l’examen des faits. Quand bien même la justice en viendrait à exonérer l’institution policière des fautes initialement imputées, la version des victimes est considérée par le bloc wokiste comme la seule vraie : les faits ne sauraient contredire la théorie de la violence policière dite systémique.
La transformation de la cause initiale au nom des droits de l’Homme n’est pas le fait de la seule LDH. Spécialisée dans la lutte contre la torture dans le monde, l’association ACAT (Action des Chrétiens contre la Torture) connaît le même type de dénaturation de son objet en intégrant dans son répertoire d’action la critique de la politique française en matière d’immigration, des violences policières ou des limites apportées au droit de manifester. De son côté Amnesty International se refuse à intervenir à ce jour dans l’affaire Boualem Sansal, écrivain franco-algérien, au motif qu’elle n’a pu vérifier de façon indépendante son arrestation par l’État algérien. Chacun sait pourtant que l’écrivain a été arrêté arbitrairement en raison de ses critiques à l’encontre de l’islamisme et du discours officiel de l’Algérie sur sa propre histoire, contrevenant ainsi au droit élémentaire à la liberté d’expression3. Un constat identique peut être fait à propos de nombre d’associations qui, explicitement ou implicitement, ont fait du catéchisme wokiste le soubassement de leur action.
Fort de cette emprise idéologique sur le premier cercle concentrique des associations, la cause wokiste a simultanément essaimé au travers d’un deuxième cercle, celui des élites intellectuelles et médiatiques qui participent d’un véritable wokisme d’atmosphère4. Au sein de l’université, il est difficile de s’écarter de la doxa désormais en vigueur. Les instances officielles, du ministère aux présidents d’université, affichent ouvertement leur adhésion à la lutte émancipatrice de toutes les victimes labellisées ainsi par le discours wokiste. L’écriture inclusive, pourtant non reconnue officiellement, se banalise dans les échanges courants (courriels, compte-rendus de réunions, convocations…). Ne pas s‘y conformer entraîne une désapprobation pesante à laquelle bien peu ont envie de résister. L’organisation de conférences, dès lors qu’elles interrogent l’un des dogmes wokistes, est rendue impossible face à la menace d’étudiants hostiles5.
Le milieu médiatique ne s’en laisse pas compter et décline toute la gamme des sensibilités de l’atmosphère wokiste, depuis les militants avérés tels le quotidien Libération, les adeptes chics tels Le Monde, ou certains médias publics tels France Inter6, et les pratiquants « soft » ralliés à l’air ambiant à l’instar de la quasi-totalité de la presse régionale.
Le champ artistique et culturel de son côté s’est érigé en quasi-forteresse. Malheur à qui oserait rompre le pacte tacite de la bienséance wokiste. La colère du Zeus germano-pratin le foudroiera sur place, ruinant toute perspective de carrière. La création artistique, librement exercée, relève de l’héroïsme. La production télévisuelle cultive le registre du wokisme avec application : chaque minorité identifiée comme telle par le discours wokiste, qu’elle soit sexuelle ou raciale, se doit d’être représentée, au prix souvent d’artifices ou de distorsions historiques. Ainsi, l’adaptation cinématographique du roman d’Alexandre Dumas, Les Trois Mousquetaires, fait de Milady une lesbienne et de Porthos un bisexuel assumé7… La littérature n’est pas en reste et la réécriture d’œuvres anthologiques relève du devoir de mise en conformité wokiste sous la vigilance des « sensitivity readers » dont disposent désormais les éditeurs. Les Dix petits Nègres d’Agatha Christie deviennent Ils étaient dix aux fins de ne pas blesser la sensibilité des « décolonisés ». Les exemples du conformisme en cours abondent.
L’emprise militante et intellectuelle exercée depuis la myriade associative ne peut s’accomplir que par la complicité active d’un troisième cercle concentrique, celui des instances de pouvoir. Celles-ci non seulement élaborent des politiques qui donnent toute leur force aux demandes émanant de la société civile wokiste mais contribuent aussi directement à son financement. La symbiose se fait d’autant plus aisément que la classe politique a largement intériorisé la doxa wokiste. Si le terme n’est pas utilisé, son contenu est en revanche accepté et érigé en véritable ligne de démarcation entre l’acceptable et le haïssable, conduisant la très grande majorité des élus, de la gauche à la droite libérale, à s’y soumettre. A gauche où toutes le composantes, tant politiques que syndicales, on fait leur la pensée wokiste une référence quasi-naturelle à la façon dont Monsieur Jourdain faisait de la prose. A droite où il est de bon ton de ne pas apparaître comme déphasé par rapport aux mutations dites désormais sociétales sous peine d’être ringardisé au risque de l’ostracisme. Pour ne pas compromettre leur carrière politique, Gérald Darmanin et Catherine Vautrin, deux figures politiques issues de la droite LR avant de rallier la mouvance macronienne en tant que ministres, ont dû faire amende honorable. Leur opposition à la loi du 23 avril 20138, adoptée sous la présidence socialiste de François Hollande et autorisant deux personnes du même sexe à se marier, pouvait compromettre leur carrière politique. Les deux seront amenés tour à tour à faire valoir qu’ils avaient évolué et qu’ils regrettaient leur position initiale sur la question de façon à préserver leurs ambitions politiques…
3 – Droit et lobbying.
La constitutionnalisation de l’avortement en 2024 (loi du 8 mars 2024) illustre le phénomène de colonisation opéré par le wokisme d’atmosphère sur la classe politique. Adoptée pour écarter un danger imaginaire puisqu’aucune formation politique ne remettait en cause la légalisation de l’IGV (Interruption Volontaire de Grossesse) par la loi Veil du 17 janvier 1975, la loi de 2024 sera votée à une majorité écrasante9. S’opposer à cette inscription dans la constitution revenait à s’auto-désigner comme un adversaire absolu de l’avortement. La sacralisation de la cause ‘avortement’ interdisait de faire valoir que la constitutionnalisation était inutile et qu’elle présentait en outre l’inconvénient de dénaturer la conception même de la constitution.
La cause wokiste imprègne en fait toutes les assemblées élues, depuis les conseils municipaux notamment des grandes villes (Paris, Marseille, Lyon, Grenoble, Bordeaux, Nantes, Strasbourg…) jusqu’au Parlement européen en passant par l’Assemblée nationale et les conseils régionaux ou départementaux. Dirigées par des majorités de gauche où dominent les élus écologistes (EELV) ou socialistes, les métropoles françaises participent directement au financement des associations wokistes qui s’y activent. Les réseaux LGBT bénéficient ainsi sur l’ensemble du territoire de soutiens budgétaires qui leur permettent de promouvoir leur cause au prix d’un élargissement des compétences des collectivités locales. Suite à différents recours contre les subventions accordées en ce domaine par les collectivités locales à une association, SOS Méditerranée, qui porte secours en mer aux embarcations d’immigrés, le Conseil d’État, juge de dernière instance, a validé lesdites subventions dès lors qu’elles répondaient bien à des actions humanitaires10. L’action de SOS Méditerranée était contestée au motif qu’elle outrepassait les compétences des collectivités locales et qu’elle entrait en contradiction avec la politique migratoire définie par l’État.
A travers cette jurisprudence, le Conseil d’État illustre les tendances profondes à l’œuvre non seulement au sein du Conseil d’État lui-même mais dans l’ensemble des institutions en charge de rendre la justice. Au sein des juridictions judiciaires, le Syndicat de la magistrature (SM) fort de ses 33,3 % obtenus lors des dernières élections au Conseil Supérieur de la Magistrature11 revendique haut et fort un agenda, fondé initialement sur la doctrine de la « défense sociale nouvelle »12, qui recoupe les principes fondamentaux du wokisme : préférence pour l’accusé au détriment de la victime, répugnance à recourir aux peines de prison, critique des violences policières, etc13. Le poids du SM est en outre accentué par le contrôle sur la formation des magistrats à travers l’Ecole de la Magistrature14. Tous les différents échelons de la pyramide des tribunaux sont touchés, certes à des degrés divers, par le wokisme d’atmosphère.
Mais c’est au niveau européen que la prégnance wokiste est la plus marquée. De par leur structure, les institutions européennes offrent une porosité marquée au lobbying à telle enseigne que Bruxelles est considérée comme la capitale mondiale en ce domaine15. Les militants de la cause wokiste ont rapidement vu le levier d’influence dont ils pouvaient ainsi disposer d’autant que les compétences de l’UE, notamment depuis le traité de Lisbonne de 2007, permettent l’élaboration de normes qui pèsent sur les Etats membres dans les domaines de prédilection du wokisme : accueil des migrants, droits des minorités sexuelles ou raciales… Dans une enquête, rare sur ces questions, l’hebdomadaire Valeurs Actuelles s’est livré à un travail d’investigation éclairant16 que l’on se permet de citer in extenso :
« Ce sont des chiffres peu connus et pourtant essentiels. Près d’un quart des députés européens est membre de l’intergroupe LGBT (lesbiennes, gays, bisexuels et transsexuels), qui défend les intérêts des lobbies homosexuels en Europe : 174 sur 766 élus, ce qui en fait le plus important des intergroupes du Parlement de Strasbourg. Vingt et un députés français en sont membres, la plupart issus des rangs socialistes (10) et écologistes (8). Seul le Royaume-Uni y délègue plus de représentants. Son but : influencer les décisions du Parlement et « surveiller les propositions, les avis et l’activité de la Commission » pour qu’elle prenne en compte ses revendications. Ce militantisme est redoutablement efficace : en cinq ans, les membres du Parlement européen ont pris part à plus de 250 votes liés à l’orientation sexuelle et à « l’identité de genre », adoptant « plus de cent rapports contenant des termes positifs sur ces questions », se félicite l’Autrichienne Ulrike Lunacek.
Membre des Verts et coprésidente de cet intergroupe, Mme Lunacek a des raisons de se réjouir : le 4 février, alors qu’en France le gouvernement reculait sous la pression des manifestants, le Parlement européen a largement approuvé son rapport sur la « feuille de route de l’Union européenne contre l’homophobie », inspiré par la branche régionale de l’International Lesbian and Gay Association, ILGA-Europe. Créé en 1996, ce lobby d’une puissance insoupçonnée, dont le siège est à Bruxelles, reçoit des subventions de la Commission européenne (1,4 million d’euros en 2012 !), du ministère de l’Éducation des Pays-Bas, de plusieurs ONG (dont l’Open Society Foundation, créée par George Soros) et même du département d’État américain). »
Le travail de lobbying opère avec d’autant plus d’efficacité qu’il dispose d’un puissant relais en vertu du principe juridique de la hiérarchie des normes. Le droit européen prévaut désormais sur les droits nationaux. Dans le domaine des droits individuels la Convention Européenne des Droits de l’Homme s’impose aux Etats signataires sous le regard de la Cour de Strasbourg dont la jurisprudence opère tel un cheval de Troie à l’intérieur des Etats signataires. Le Royaume Uni n’a pu ainsi mettre en œuvre l’accord conclu avec le Rwanda qui prévoyait l’expulsion des immigrés illégaux vers ce pays africain au motif que cela violait les droits fondamentaux des personnes concernées. La même cour a imposé à la France de reconnaître dans son état civil les enfants nés à l’étranger par GPA (Gestation pour Autrui) alors même que la GPA est interdite par la législation française17. La conformité de jurisprudence de la CEDH avec la doxa wokiste ne tient pas seulement au texte même de la Convention mais largement à l’interprétation qu’en font les juges. Or ceux-ci sont loin de statuer en toute indépendance. Dans un rapport de 2020, le Centre Européen pour le Droit et la Justice (ECLJ – European Center for Law and Justice) a démontré que sur la centaine de juges permanents ayant siégé à la Cour Européenne des Droits de l’Homme entre 2009 et 2019, au moins 22 d’entre eux avaient été en lien avec un puissant réseau d’ONGs financé par la Fondation Georges Soros. En outre, en violation du principe consistant pour un magistrat à se déporter dès lors qu’il serait amené à se prononcer dans un procès avec lequel il aurait un lien, les juges en question ont siégé en dépit du conflit d’intérêts qui les concernait18. Le rapport dénonce ainsi « la présence massive de juges issus d’un même réseau d’ONG (qui) témoigne de l’emprise de grandes fondations et ONG privées sur le système européen de protection des droits de l’homme et met en cause son impartialité ».
La relation trouble entre la cause wokiste et l’exercice de la justice, nourrie par de puissants intérêts privés, contribue à dénaturer le fonctionnement des démocraties fondées sur la stricte neutralité des agents publics.
4 – Le wokisme contre la démocratie.
En implantant son agenda au cœur des politiques publiques, le wokisme pose simultanément un défi d’une radicale nouveauté à la démocratie. Toute idéologie qui aspire au pouvoir brandit fièrement son étendard. Tant les socialismes que les libéralismes, dans leurs différentes déclinaisons, se sont soumis à cette pratique comme pierre angulaire de leur futur succès. Le wokisme procède au contraire sans jamais s’afficher comme tel. « Ses adeptes s’avancent masqués » selon les mots de l’essayiste Pierre Valentin. Pour ses promoteurs, le wokisme relève en effet d’un fantasme, d’une lubie inventée par l’extrême-droite et le conservatisme le plus réactionnaire19. Cette posture offre l’avantage d’offrir peu de prise à la critique. En refusant le statut d’idéologie, le wokisme échappe au sort réservé à tout programme politique : la contradiction. Comment s’opposer en effet à ce qui est supposé ne pas exister20 ? L’objet est d’autant plus insaisissable qu’il est atomisé en de multiples causes sans coordination centralisée. Le wokisme est acéphale mais c’est une hydre à têtes multiples. Chaque cause dispose de ses réseaux spécifiques, de ses militants dont les actions obéissent à un dénominateur commun : le lobbying. En fuyant la scène de la confrontation démocratique, le wokisme procède par avancées sectorielles dans l’espace public. Ici il impose la cause LGBTQ+ dont le législateur va devoir s’emparer sous peine d’apparaître comme réfractaire aux demandes de la société. Là il travaille à banaliser l’usage du voile en refusant, pour ses adeptes, d’y voir un signe religieux contrevenant au principe de laïcité et dessine une ligne de démarcation entre le halal et le haram, le permis et l’interdit, dont le périmètre s’étend bien au-delà du champ alimentaire pour englober toutes les facettes de la vie sociale21. Ailleurs il organise des cours de récréation non-genrées dans les écoles primaires22 ou encore des toilettes neutres c’est-à-dire accessibles aux garçons comme aux filles avant d’envisager une éducation à la sexualité dès l’école maternelle. Segmentant la cause wokiste en autant de causes singulières, le wokisme s’emploie à échapper à la libre discussion et à l’argumentation rationnelle. En viendrait-on à émettre quelque réserve, à souhaiter ne serait-ce qu’un début de discussion que la réponse tombe comme un couperet : ce serait contraire au progressisme qui rend chaque cause non seulement souhaitable mais nécessaire. Tout désaccord est préventivement désamorcé et la culpabilité frappe les hérétiques avant même qu’ils aient parlés.
Le wokisme conduit ainsi à la corrosion de l’esprit démocratique non seulement en délégitimant par anticipation toute opposition mais en fermant la porte à toute possibilité de compromis. De par sa nature, le wokisme ne peut s’inscrire dans la relativité démocratique. Tout l’édifice wokiste repose sur le postulat individualiste. La société n’est pas façonnée par des appartenances collectives, à commencer par la nation à laquelle le wokisme est par essence allergique, mais par une collection d’individus, chacun disposant de son irréductible singularité. L’individu sacralisé par le wokisme est inapte à la négociation puisque son rapport au monde n’est façonné que par sa propre personne. Aucun compromis n’est donc possible d’autant que, selon la logique wokiste, la satisfaction d’une revendication individuelle n’enlève rien à autrui. La question sociale mettait aux prises des groupes ou des classes (salariés/patronat ou ouvriers/bourgeoisie) qui, plus ou moins facilement, négociaient leurs intérêts respectifs par l’entremise d’organisations collectives (syndicats, partis politiques). L’État providence fonctionnait sur la base des compromis établis. Les questions sociétales excluent la négociation : un individu n’est pas négociable et ses revendications s’imposent comme un fait de nature. L’État est ainsi réduit à une pure fonction distributive, à une machine chargée de délivrer des allocations. La HAS (Haute Autorité pour la Santé) par exemple, dans son dernier rapport, propose que les frais médicaux et chirurgicaux liés à la transition de genre soient pris en charge par la Sécurité Sociale. Il ne s’agit pourtant pas, selon les dires du HAS, d’une pathologie23.
Dans son essence même, le wokisme n’est pas compatible avec la démocratie. Inapte au dialogue, au compromis, intolérant, confinant au totalitarisme, il conduit à une société d’individus où les droits sacrés de chacun mènent à la guerre de tous contre tous sur le mode hobbésien. Il n’est pas certain cependant que cet avenir funeste finisse par l’emporter. Aveugle à ses contradictions internes (comment rendre compatible l’individu post-moderne avec la cause islamiste ?), il doit faire face à l’émergence de résistances dont l’élection de Donald Trump n’est pas la moindre. La « common decency » chère à George Orwell n’a pas dit son dernier mot.
1 L’expression « droits de l’Homme » est considérée comme réductrice et sexiste. Le terme Homme, avec une majuscule, recouvrait dans la langue française, depuis la Révolution française, tous les êtres humains sans distinction de sexe ou de race. L’Homme était, par convention, universel. Cette acception est désormais considérée comme restrictive, sexiste et emblématique de la domination de l’homme blanc. Il faut donc lui substituer l’expression « droits humains ».
2 Adam Traoré est décédé en 2016 suite à l’interpellation de l’intéressé par la police. En dépit des expertises et contre-expertises (pas moins de 10 depuis les plus sérieuses jusqu’aux pseudo-expertises de la défense) et une instruction rigoureuse dont les défenseurs d’Adama Traoré n’ont pas fait appel, le comité de soutien constitué par la sœur de l’intéressé, continue de refuser le verdict de non-lieu prononcé par la justice. Voir Le Point, 5 septembre 2023. L’affaire Nahel fait référence à la mort du jeune Nahel Merzouk, tué par un tir policier à la suite d’un refus d’obtempérer le 27 juin 2023. Il s’en était suivi des nuits d’émeute dans nombre de villes françaises. L’enquête close un an plus tard, sur la base de laquelle se tiendra ultérieurement le procès, apporte un éclairage beaucoup plus nuancé que la version initialement reprise par les médias quant au déroulement des faits. Voir Le Figaro, 2 août 2024.
3 Gilles William Goldnadel, La lente dérive d’Amnesty International, Le Figaro, 9 décembre 2024.
4 Nous reprenons ici l’expression que Gilles Kepel a forgée à propos de la diffusion-acceptation de l’islamisme au sein de la société française.
5 L’Université de Bordeaux Montaigne devra annuler une conférence de la philosophe Sylviane Agacinski, opposée à la GPA (Gestation pour Autrui), le 24 octobre 2019. Un collectif d’associations avait annoncé vouloir « tout mettre en œuvre pour que cette conférence n’ait pas lieu ». Les associations « Riposte Trans », « Association des jeunes et étudiant-e-s LGBT de Bordeaux », « Solidaires étudiant-e-s » et « Collectif étudiant-e-s anti-patriarcat », refusent ainsi d’offrir une « tribune » aux positions de la philosophe qu’elles jugent « réactionnaires, transphobes et homophobes ». Voir Public-Sénat, 25/10/2019.
6 France Inter ou le progressisme radical, par Eugénie Bastié, Le Figaro, 28 avril 2023.
7 Sur les invraisemblances cinématographiques qui résultent d’un nouvel art de filmer selon les canons du wokisme on pourra lire Jean Chauvet, « Tous pour rien. Alexandre Dumas n’avait pas mérité ça : le massacre à la tronçonneuse qu’opère un film français sur ses Trois Mousquetaires laisse un goût amer dans la bouche ». Causeur, 4 avril 2023. Voir aussi Jean-Paul Brighelli, Le Comte de Monte-Cristo, un malheur de plus pour Alexandre Dumas, Causeur, 29 juin 2024.
8 Loi communément dénommée loi « mariage pour tous ». L’hebdomadaire Paris Match dans un article du 24 août 2023 intitulé « Mariage pour tous : les regrets des opposants » dresse ainsi le bilan de la repentance qui frappe les élus de droite sur le sujet : « Aujourd’hui, la liste des repentants s’allonge. Jean-François Copé, d’abord, opposant résolu qui manifestait, ceint de son écharpe tricolore de maire de Meaux : « Je crois que c’est le seul grand regret de ma vie politique. » Christophe Béchu, ministre de la Transition écologique : « Si c’était à refaire aujourd’hui, je voterais oui. » L’ancien sénateur UMP constate que cela permet des « épanouissements ». Gérald Darmanin, qui twittait « En route pour la Manif pour tous » et qui promettait de ne jamais célébrer de mariage entre couples de même sexe en tant que maire de Tourcoing : « Si c’était à refaire, je voterais le texte du mariage pour tous », confesse-t-il. Le ministre de l’Intérieur n’a cessé depuis de renforcer la formation des policiers et des gendarmes dans la lutte contre les actes d’homophobie. Mais le changement de pied le plus spectaculaire est celui de Catherine Vautrin, présidente du Grand Reims. À l’époque, la députée UMP de la 2e circonscription de la Marne s’était levée dans l’hémicycle : « Votre projet de loi va transformer en profondeur le droit français du mariage et de la filiation. La volonté des couples de même sexe de mieux organiser leur vie commune impose aux couples hétérosexuels une transformation de leurs droits. Cela ne sert à rien de le nier ».
9 Le Parlement, réuni en Congrès, a très largement approuvé le projet de loi par 780 voix contre 72 et 50 abstentions.
10 Saisi de trois recours contre des arrêts en première instance concernant les financements accordés à l’association SOS Méditerranée par la ville de Paris, la ville de Montpellier et le conseil départemental de l’Hérault, le Conseil d’État, décide le 13 mai 2024 qu’Un soutien réservé au financement d’une activité internationale de coopération, d’aide au développement ou à caractère humanitaire, à l’exclusion d’activités politiques, et soumis à la condition de respecter les engagements internationaux de la France est légal. Voir site internet conseil-etat.fr.
11 Valeurs actuelles, 3 décembre 2022. Le Syndicat de la Magistrature ne se cache pas d’exercer une action politique. En 2023, il participe à la Fête de l’Humanité dans une table-ronde consacrée aux violences policières, aux comparutions immédiates (que la SM conteste) et plus largement à la « question sécuritaire ».
12 La défense sociale nouvelle est une doctrine élaborée par le juriste Marc Ancel qui préconise comme principe de base de la politique criminelle la « réadaptation sociale du délinquant seule de nature à concilier la protection de la collectivité avec l’intérêt véritable de l’individu à qui elle restituera sa pleine valeur de personne humaine consciente de sa dignité et de ses responsabilités ». Voir Marc Ancel, La défense sociale nouvelle, Paris, Cujas, 1954. S’inscrivant dans un humanisme pénal, la défense sociale nouvelle s’est éloignée depuis de son idéal initial pour une interprétation dogmatique ramenant toute répression pénale à une dérive autoritaire.
13 Voir Hervé Lehman « Soyez partiaux ! Itinéraire de la gauche judiciaire », Éditions du Cerf, 2022.
14 Comment l’idéologie de gauche imprègne la formation des magistrats, Le Figaro, 7 octobre 2023.
15 Les données sont imprécises en dépit des tentatives de mettre de l’ordre dans le maquis des acteurs qui s’activent autour des institutions européennes. Dans un enquête de 2024, la RTBF évalue à près de 30000 le nombre d’activistes tout en ajoutant qu’il existe de nombreuses lacunes dans la connaissance du phénomène. Voir « Quels sont les lobbies qui sont les plus actifs auprès de la Commission Européenne ? », RTBF, 7 juin 2024.
16 Valeurs Actuelles, 22 mais 2014, L’Europe sous l’influence du lobby Gay.
17 CEDH 21 juillet 2016, Foulon et Bouvet c. France, req. nos 9063/14 et 10410/14.
18 Voir ECLJ, Les ONG et les juges de la CEDH, Site internet eclj.org.
19 Pierre Valentin, Comprendre la révolution woke, Paris, Gallimard, 2023.
20 Didier Desrimais, Le wokisme n’existe pas. Enfin ça dépend des jours, Causeur, 6 décembre 2024.
21 Extension du domaine du halal, Entretien avec Florence Bergeaud-Blackler, Causeur, n° 123, mai 2024.
22 La mairie de Strasbourg ne vient-elle pas de décider d’équiper chaque élève d’un gilet traçable par GPS de façon à établir un partage égal des cours de récréation entre les genres ?
23 Paul Sugy, La HAS veut un accès gratuit à la transition de genre à partir de 16 ans, Le Figaro, 13 décembre 2024.